Accueil > Tous les numéros > N° 33 - Chantiers de pédagogie sociale > La pédagogie de l’âne

La pédagogie de l’âne

samedi 10 novembre 2012, par Greg

« Zonards » à civiliser : Surville est un quartier populaire de la ville de Montereau (77). Cette « zone » d’habitation appelée aussi « citée dortoir » est construite sur les hauteurs afin d’étendre la ville au début des années 1950.
Les premières constructions, dont les baraquements de ce qu’on appelait « la cité d’urgence », accueillaient, entre autres, les nouveaux migrants d’Europe et d’Afrique du Nord qu’on est allés chercher quand on avait besoin de main-d’œuvre pour faire marcher l’industrie et le BTP dans la région, ainsi que les rapatriés d’Algérie, juste après
la guerre. Petit à petit, d’autres migrants venants d’autres régions du pays ou du monde sont venus s’ y installer.

On y compte encore aujourd’hui plus de 30 nationalités différentes, mais beaucoup moins d’emploi et d’habitants. Entre 1990 et 2006, on enregistre une perte de plus de 1 800 habitants (soit 10,12 % de la population). Début 2012, on enregistrait un taux de chômage de plus de 25 %.

Ce quartier populaire n’a pas échappé à la succession de classifications déshumanisantes, de « Zup » à « Zep », de « Zus » et autres appellations glaciales : « Surville îlot sensible » en 1980, « quartier défavorisé » en 1990, « quartier sensible » en 2000, etc.
Surville est depuis toujours identifiée comme une « zone ». Aujourd’hui encore, quand ce ne sont pas les médias qui parlent de « citée maudite », ce sont les instances judiciaires, par exemple, qui parlent de « contexte social, local, fragilisé ».

Ses habitants, pauvres, tantôt taxés d’incapables, fainéants, assistés, tantôt taxés de violents, ingrats et sans culture, n’auraient rien à apporter, mais tout à recevoir ?

Fin des années 1970, les constructions viennent à peine de s’achever que ce « grand village » se retrouve au cœur des premiers plans sociaux de rénovation urbaine, pensés pour agir sur les gens, mais sans eux.

La démolition de la place des Vergers et de la rue Laennec, en 1986, laissera un goût amer aux habitants déplacés ici et là vers d’autres rues ou d’autres villes, habitants qui n’ont pour la plupart pas observé de changements positifs, puisque les conditions de vie n’ont cessé de se dégrader. Ils gardent, vingt ans plus tard, un sentiment d’injustice et de perte d’un environnement fraternisant jamais vraiment retrouvé.
Malgré le premier échec, un programme plus ambitieux de « transformation radicale de la trame urbaine » sera repris dès la fin des années 1990 avec pour objectif « la diversification de la population du quartier ». Diversification de la population, mixité sociale : que doivent comprendre ceux qui y vivent ?

La solution serait de disperser les habitants identifiés comme « source de négativité », ici, là et ailleurs, pour les rendre moins visibles et les remplacer par d’autres qui viendraient apporter la manne et la lumière ? Quel mépris !

En vingt-cinq ans, Surville a ainsi subi un lifting stéréotypé d’envergure imposé aux habitants, expulsés, délogés, relogés ou pas, et déplacés par centaines sans concertation.

On ne démolit pas des lieux de vie sans démolir les liens sociaux affectifs qui se sont créés au fil des années. Ainsi, c’est la vie qui habitait les rues, places, terrasse et boulevard, Laennec, des Vergers, Descartes, Jules-Ferry, Des Grès, Lavoisier, Voltaire, Alembert, Jean-Sans-Peur, qui a disparu pour laisser place à de nouveaux lots d’habitations aux noms fleuris d’illusions, choisis par ceux qui agissent « pour le bien des autres ».

Ce qui était encore vie, hier, est brutalement devenu lointain souvenir d’un passé encore trop proche, dans un avenir un peu trop présent.
La mauvaise image et le désespoir ont gagné les esprits, le désamour s’est progressivement installé.

Des sentiments négatifs, voire même de l’hostilité se sont développés à l’égard des habitants de ces dites « zones ». Pour certains, il est même devenu honteux de se dire habitant de Surville. Ainsi, en 2002, une étude sociologique comparative sur l’état de santé psychologique de la population de Surville, fait état d’une forte « dépression sociale ».
En réalité, on ne peut reconstruire sans déconstruire les représentations négatives qui ont pris forme dans l’imaginaire des gens.

L’école, repère résistant ?

L’école et ses abords restent des lieux de rencontres et d’échanges, vecteurs de lien social. Les plans de rénovation touchant tous les lieux de vie, l’école y compris, les enseignants comme les habitants se sont retrouvés au cœur des « mêmes » préoccupations. Les liens développés se sont renforcés et de nouveaux se sont créés.
À partir de relations de confiance solidement ancrées, des habitants et des institutionnels se sont unis pour travailler ensemble à l’amélioration des conditions de vie autour d’un collectif de lutte contre l’exclusion inscrit dans des valeurs universelles, « le collectif de Santé Communautaire de Surville ».

C’est dans ce contexte qu’en 2006, habitante de Surville et poussée par un sentiment inquiétant d’inconscience de masse de la jeunesse qui nous entourait, des effets dévastateurs de l’ignorance et des représentations symboliques aliénantes que j’ai pu vivre, voir et entendre, je rejoignais le CSCS.

Il était temps pour moi, de mettre un pied hors de la marge et formaliser mon engagement dans la lutte contre les exclusions.

Les poux et les caries

Les poux et les caries étant les prétextes d’exclusion les plus répandus et problématiques dans nos écoles, ces deux thématiques deviendront les portes d’entrée dans la lutte.

Les poux, qui symboliseraient, dans un imaginaire collectif, saleté et abandon de soi, sont prétexte à stigmatisation d’un enfant sur qui on en a vu, d’une famille entière, voire même d’une classe sociale.
Les caries, phénomène bien plus inquiétant, car en plus de provoquer l’enfermement de la parole, de l’abandon du sourire jusqu’au repli sur soi, c’est une maladie souvent douloureuse et nécessitant des soins – difficiles d’accès puisque dans une zone d’habitation de plus de 5 000 habitants qui comptait deux dentistes, aujourd’hui nous n’en avons plus.

Des deux dentistes que nous avions, l’un est parti à la retraite et l’autre a clairement fuit la misère, il est parti du jour au lendemain sans laisser d’adresse avec rendez-vous en attente… Il était harcelé d’urgences et la grande majorité de ses patients étaient ou bénéficiaires de la CMU ou n’avaient pas les moyens de payer…
On comprend donc les difficultés qui empêchent l’installation de nouveaux cabinets. Il faut dès lors attendre des mois pour obtenir un rendez-vous chez un dentiste et parfois faire de nombreux kilomètres pour se soigner.

Parce que mieux vaut prévenir que guérir (surtout quand on n’a pas les moyens de se soigner), le collectif labellisé Arcade (membre du CSCS) échange, informe et sensibilise sur l’importance de son capital dentaire et l’hygiène bucco-dentaire, ainsi que sur la pédiculose (inflammation liée à la présence de poux) dans les écoles, crèches, médiathèque, foyers d’habitants avec de simples outils tels la maxi-machoire, la maxi-brosse à dent et le livre de la dent, des paroles, des contes et des marionnettes…

Qui mieux que celui qui vit sait ce dont il a besoin ? Le but n’est pas d’apporter « le savoir » et la solution aux « pauvres malheureux » qui en auraient besoin, mais d’aller à la rencontre de l’échange et du partage entre les habitants, petits et grands avec toutes leurs singularités, à travers les différences pour ensemble trouver les solutions adaptées à chacun, dans un esprit de solidarité-responsabilité avec respect de ce que nous sommes et ce que nous avons. Rassembler et partager les ressources dispersées mais belles et bien vivantes, nouer avec son voisinage, apprivoiser son nouvel environnement pour faire ensemble…

La honte, facteur d’exclusion et frein d’épanouissement

Les sentiments, grands oubliés des rénovations urbaines… Le besoin des uns n’est pas forcément le besoin des autres, mais il est fort probable qu’à vécu commun, ressenti commun.

Et s’il est des choses qui ne s’achètent pas, ne se vendent pas, ne se commandent pas, ce sont bien les sentiments. Les sentiments guidés par les mots, les actes, les pensées, s’équilibrent entre eux, et le sentiment naturel de honte présent dans chaque être humain, comme tous les sentiments, devient néfaste et illusoire lorsqu’il se trouve trop présent et vient perturber l’équilibre naturel.

Autant celui qui n’a honte de rien peut écraser, autant celui qui a honte de tout peut s’écraser. L’un dans l’autre, il y a commun déséquilibre.

Face à une réalité complexe, parfois difficile à vivre ou accepter, prendre de la distance et changer de regard, les multiplier, pour y voir plus clair devient une nécessité, un travail souvent négligé et pourtant si important pour débroussailler, dépoussiérer et faire tomber les clichés.

Mieux nous habiter…

C’est ainsi que, depuis quelques années, tous les vendredis matin (en période scolaire), le collectif, composé essentiellement de femmes, se réunit dans une salle municipale pour échanger sur la vie quotidienne et travailler des contes et spectacles de marionnettes que nous présentons aux écoles, médiathèque et lors de balades contées.
Dédramatiser les situations et même les plus graves, poser le problème en utilisant des paraboles, la dérision, c’est ce que nous essayons de faire à travers un travail sur les représentations.

Pour quoi dire, pour quoi faire : des mots

Des paraboles pour dire librement, traverser les barrières parce que bien souvent la violence et l’inimitié, comme le contenu et la paix, se trouvent aussi dans les mots qu’on ne dit pas, ceux que l’on ressent à travers un geste, un regard…

L’imaginaire reste un refuge universel que les enfants maîtrisent avec plus d’aisance et d’espace que les adultes. Le conte, l’histoire sont des moyens universels pour apprendre, comprendre, entrer, sortir, voyager, stimuler l’imaginaire, poser la question sans réponse, lancer la réflexion et dépasser ses propres représentations et clichés…Dans une société dictée par l’écrit, transmettre un patrimoine vivant comme une connaissance ou un savoir-faire, transmis de génération en génération par la parole, moyen de transmission universel où tout un chacun a sa place pour apporter sa pierre à l’édifice quel que soit son statut social, ne requiert que très peu de moyens matériels et peut produire beaucoup.

Un travail de patience et de confiance qui ne se quantifie presque pas, mais qu’on a toujours plaisir à retrouver tôt ou tard au hasard d’un chemin pas hasardeux du tout.

L’âne moteur

Faire venir un âne à Surville, un âne, un vrai, celui qui a bon dos pour partager de lourds fardeaux. Un âne pour porter, accompagner, attirer, réconcilier, apprivoiser, rencontrer, rassembler, intriguer, faire parler, faire rêver.

L’idée, nous est inspirée grâce aux réseaux sociaux, par un instit d’Amérique Latine qui a entrepris avec son âne une « biblio burra » (vu sur Youtube). Au départ, il était question d’acheter un âne qui appartiendrait aux habitants. Il nous accompagnerait dans nos balades contées, et nous aiderait à nous réapproprier l’espace public en organisant de façon régulière une biblio dentaire, pris en charge par plusieurs habitants, enfants et adultes y trouvant intérêt, dans un esprit de partage des responsabilités aussi…

L’âne, compagnon de l’homme et de son imaginaire depuis plus de cinq mille ans, est un animal assez emblématique qui ne va pas sans rappeler clichés et représentations véhiculés à travers les préjugés. Son utilité dans le transport des lourdes charges depuis des milliers d’années, dans l’ingratitude la plus folle, le rend attachant.

L’âne fainéant, bête et têtu est un personnage fantasmatique qui revient très souvent dans les contes et expressions.

Mais lorsqu’on prend le temps de décoller ces étiquettes, on s’aperçoit que l’âne est un animal libre, autonome, doué d’une grande intelligence et d’une profonde douceur qui inspire confiance…
Il ne prend jamais de risques et quand il s’arrête et ne veut plus avancer, ce n’est sûrement pas pour nous embêter, mais, quand ce n’est pas pour manger, c’est surtout pour évaluer le danger… Il aime vivre en communauté, s’attache très vite et est très protecteur du groupe qui l’entoure. Très futé, il sait très vite à qui il a à faire, et peut faire tourner en bourrique les p’tits malins qui voudraient le dominer ou les indécis craintifs. Par ces vertus, il est un formidable support thérapeutique, ludique, pédago­gique/éducatif reconnu, on parle alors d’asino-thérapie ou asino-médiation.

« Quand on s’engage avec un âne, c’est pour la vie… »

Après en avoir partagé l’idée avec des habitants, petits et grands, nous avons constaté un enthousiasme partagé et un besoin urgent d’expérimenter. Nous avons des livres à lire, d’autres à offrir, des histoires à conter, il ne restait plus que notre compagnon moteur à trouver.

Renseignements pris sur les possibilités, nous nous sommes vite aperçus que le projet de départ, était un peu trop ambitieux. « Quand on s’engage avec un âne, c’est pour la vie… »

Face à l’enthousiasme du premier ânier que nous avons contacté, aux circonstances de la première rencontre, nous nous sommes dit qu’il serait plus simple et judicieux de développer un partenariat avec des âniers volontaires prêts à s’engager dans une démarche de santé communautaire, ce qui développerait aussi du lien social extra-muros.
Après quelques coups de fil et rendez-vous, nous y voilà.
Quelques semaines plus tard, nous accueillions Miss Dorothy, une jolie ânesse bâtée et son ânier passionné, pas très rassuré par « le quartier » mais enchanté par l’idée.

Dandine dent d’âne, Miss Dorothy, livres, maxi-machoire et maxi-brosse à dent sur le dos accompagné d’un groupe d’adultes et d’enfants avertis, entre en balade dans les rues de Surville.
Miss Dorothy intrigue, attire, fait parler, et rappelle la culture.
Sur le chemin, un groupe d’ados se joint à nous, et nous accompagne timidement en résistant à la raillerie des copains jusqu’à la frontière de leur rue.

Parmi eux, un plus jeune nous raconte le mode de vie des ânes qu’il connaît très bien, son grand-père en possède en Turquie pour travailler dans les champs, d’autres aussi se rappellent leur pays d’origines et pour d’autres encore, la jolie burra rappelle leur enfance. Un vieux monsieur que nous connaissons bien, qui ne sort plus depuis des lustres nous accompagne du regard par sa fenêtre.

Des gens s’arrêtent, donnent une caresse, posent des questions, prennent un petit album et puis s’en vont. Nous arrivons sur la place de l’église, notre point d’arrêt pour nous poser, raconter et goûter. Une femme nous apporte thé et café. Enjoués, les enfants sachant lire ou non se mettent à raconter à leur manière des livres, des histoires à Miss Dorothy en lui montrant les images, et chacun se met à conter, raconter. La plupart des enfants, en tête n’avaient qu’une idée, prendre la brosse à dent géante tant convoitée pour, à Miss Dorothy, les dents brosser.

Nous nous sommes quittés en nous promettant de recommencer.
Quelque temps après, nous avons croisé monsieur l’ânier qui avait beaucoup apprécié, il nous a dit fabriquer avec du bois, des portants à livres pour à nouveau dandiner…

Dans la rencontre nouvelle, de l’attendu à l’imprévu, émergent souvent d’autres perspectives qui font que les objectifs glissent et se transforment naturellement. ■

Nadia Belaghlem Boukherouba, présidente du Collectif
de santé communautaire Surville, animatrice/formatrice
à l’Arpe (Animation ressources parents enfants)
et membre du Chantier pédagogie sociale.