Accueil > Tous les numéros > N° 34/35 - École entreprise : ça travaille ! > « Grâce au lycée et au Medef, je monte ma boîte ! »

« Grâce au lycée et au Medef, je monte ma boîte ! »

mercredi 17 avril 2013, par Greg

Par  Julien Ollivier, Lycée professionnel La Floride, CNT Éducation 13.

Depuis des années maintenant il est plus que fréquent d’entendre les sempiternelles lamentations
de nos chers entrepreneurs concernant les rapports des Français avec le monde de l’entreprise.

Ces lamentations n’ont évidemment jamais pour but de relativiser la place du travail dans la vie
des individus ou même d’affleurer une critique (même minime) du salariat.
Non, le sujet essentiel, le « tabou qu’il faut briser », c’est évidemment
le manque de connaissance que les Français ont (depuis toujours) du monde de l’entreprise.

Et tout en enfonçant les portes ouvertes on n’hésitera pas à chercher un coupable tout trouvé : l’enseignant ! Cela paraît somme toute logique, celui qui n’a jamais travaillé dans le privé (ou si peu) ne peut pas avoir la moindre connaissance du merveilleux paradis qui attend ses élèves… Et s’il en a la connaissance, cela ne peut être que par le miroir déformant du syndicalisme, de la politique ou de l’idéologie, cette mala­die affreuse et forcément teintée de rouge…

Cette obsession d’une certaine frange du patronat français et européen (voir les différents rapports de l’UE ou l’OCDE à ce sujet) l’a conduit à effectuer un travail de lobby incessant depuis plus d’une dizaine d’années, montant à l’assaut des différents ministères de l’Éducation en utilisant cet argument imparable : les Français ne nous aiment pas, il va falloir faire quelque chose !

Le lycée en partenariat avec une agence d’intérim ?

Et, comme d’habitude, c’est l’enseignement professionnel qui servira de laboratoire. Ce discours passe bien mieux dans nos lycées. Les enseignants cherchent souvent à justifier l’incursion du privé dans leur établissement par l’argument de l’emploi. Le discours est d’ailleurs logique : en cette période de crise et de chômage de masse on doit tout faire pour que nos élèves puissent trouver un travail une fois le diplôme en poche. Il n’y a là aucun complot, de leur part cela vient souvent d’un bon sentiment et cela permet aussi de voir leur travail valorisé puisque la transmission de leurs savoir-faire a permis l’embauche de leurs élèves. On se heurte donc souvent à des contradictions locales qui permettent d’envisager ce que pourrait devenir l’éducation dans les années à venir. Petit exemple : l’établissement dans lequel j’enseigne vient de signer une convention (un accord en fait) avec une agence d’intérim… Cela revient à dire que cette dite agence vient tranquillement de s’approprier un mini-bassin d’emploi dans lequel la formation est entièrement gratuite !

Autre phénomène de plus en plus courant en lycée professionnel : la création de « mini-entreprises ». Cela reste encore assez discret et concerne souvent essentiellement nos collègues d’enseignement professionnel du tertiaire (vente, gestion, compta, secrétariat, logistique, etc.) fortement encouragé-e-s par nos inspecteurs. On retrouve l’existence officielle de ces structures dans le descriptif de la « Semaine École-Entreprise ». Les objectifs de cette fameuse semaine sont listés et ont le mérite d’être clairs :

• Améliorer la connaissance réciproque entre les mondes de l’éducation et de l’entreprise ;

• Renforcer les échanges et les liens de partenariat existant déjà en région et dans les académies et susciter de nouvelles initiatives ;

• Instaurer un dialogue entre les enseignants et les responsables d’entreprises sur le long terme, dans un esprit d’ouverture et de réciprocité.

« Développer l’économie de la connaissance compétitive »

L’existence de cette manifestation a vu le jour en juin 2010 avec l’accord-cadre qui lie le ministère avec le Medef. Et cet accord vaut le détour : six pages consacrées à ce fameux rapprochement. Il est question notamment de la « stratégie de Lisbonne » qui a pour objectif de « développer l’économie de la connaissance compétitive » ! On peut retrouver diverses actions s’adressant aux enseignant-e-s et en particulier des « rencontres conviviales du type les “boss invitent les profs” dans toutes les régions et pour tous les enseignants » ou bien des opérations « vis ma vie ». Sans oublier la conception d’outils pédagogiques afin d’« alimenter la mallette www.challenge-education-entreprise.fr ». Enfin on retrouve ce dont il était question quelques lignes auparavant : l’éclosion de nos mini-entreprises ! Ici pas d’ambiguïté : il faut « développer l’esprit d’entreprendre, notamment par l’implantation de mini-entreprises dans les collèges et les lycées ». On n’oubliera pas de citer les partenaires de ces opérations : l’Association jeunesse et entreprises, ainsi que le Centre des jeunes dirigeants d’entreprises.

Officiellement, une mini-entreprise a pour but de réunir des élèves d’une classe (on les appellera « mini-entrepreneurs ») autour de la création d’un produit et en vue de sa commercialisation. Lorsqu’on se renseigne, on nous apprend qu’il s’agit là de l’application du « learning by doing », genre de « Do-it-yourself » à la sauce libérale. Ce concept nous vient des États-Unis et fut soutenu dans les années quarante par d’altruistes pédagogues : H. Ford, D. Rockefeller, Disney, etc.

Cette idée fut vite chapeautée par une association internationale : Junior Achievment dont l’antenne française se nomme sobrement EPA (Entreprendre pour apprendre). Cette structure n’hésite pas à se présenter comme le soutien d’une pédagogie de l’action et de l’initiative, du dynamisme et de la prise de risque !

Victoire culturelle du management des salles de profs

Il est donc de plus en plus courant, dans nos lycées professionnels, d’entendre parler, ici ou là, de nouveaux projets ressemblant de près ou de loin à ces nouvelles structures. La réponse est toute prête : il s’agit de rendre service aux élèves en leur montrant efficacement dès leurs plus jeunes années à quoi ressemblera leur travail, comme si les semaines de stages (encore plus importantes depuis la dernière réforme) ne suffisaient pas… Notre rôle est d’apporter une qualification et des savoir-faire en vue d’un métier, ce n’est évidemment pas le but de ces mini-entreprises. On impose une norme à ces élèves sans apporter de point de vue alternatif (une mini-SCOP par exemple).
Il va donc sans dire qu’il faudra se monter très vigilant dans les années à venir et pas seulement dans les établissements d’enseignement professionnel. Dès aujourd’hui nous devrons déconstruire ces types de projets et convaincre nos collègues qu’ils n’ont pas lieu d’exister dans nos bahuts. Ce sera parfois difficile car, face à nous, ne s’oppose plus toujours le front ombrageux de la hiérarchie mais la bonne foi et le volontariat de certains profs : victoire culturelle du management des salles de profs… Si nous ne parvenons pas à persuader ces collègues, il nous reste d’autres idées : vivement le premier mini-syndicat et les mini-militants ! ■