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Germaine Tillion et l’aventure algérienne des Centres sociaux

dimanche 23 décembre 2012, par Greg

Alors que nous préparions le numéro 34, l’actualité nous a rattrapés. L’évocation par François Hollande de la figure de Germaine Tillion, à laquelle nous avions prévu de consacrer notre rubrique (re)lecture pédagogique, nous a conduit à mettre en ligne cet article... Le texte étant encore en cours d’élaboration, n’hésitez pas à nous transmettre vos remarques et vos contributions.

Le parcours et les engagements de Germaine Tillion
restent irrémédiablement liés à la Résistance
et à la déportation, à la lutte contre l’injustice et la misère
et, plus que tout, à la foi dans l’analyse et le témoignage
comme « combat » – pour paraphraser le titre
de la biographie que lui a consacrée Jean Lacouture 1.

Grégory Chambat,
Enseignant en collège,
CNT éducation 78.

Je tiens ici à adresser mes très chaleureux remerciements à Nelly Forget, secrétaire de Germaine Tillion et ancienne des Centres sociaux, pour son accueil et sa gentillesse et pour m’avoir rendu accessibles des documents essentiels, comme la collection des Bulletins des Centres sociaux. Merci également à Émeline Vimeux pour m’avoir permis cette rencontre et pour ses informations et corrections.

De l’enquête à l’engagement

Femme d’étude et d’action, étudiante de Marcel Mauss qui l’oriente vers le monde berbère, ethnologue de terrain (elle passe six ans en mission au cœur de l’Aurès algérien à étudier les tribus chaouias) et militante infatigable (elle s’éteint en 2008, à 101 ans), les révoltes de Germaine Tillion ont aussi été portées par une « passion » pédagogique ; à Ravensbrück, où elle a animé des conférences clandestines pour ses compagnes de captivité ; en Algérie, avec les Centres sociaux, mais aussi dans les prisons françaises où elle participe à la mise en place des services d’éducation pénitentiaires 2. Déchiffrer, communiquer, enseigner… jamais elle n’abandonna cet « inlassable désir d’interroger, de comprendre, d’expliquer […] et de faire savoir » (J. Lacouture).

De l’enquête comme engagement

Germaine Tillion, c’est d’abord différentes « vies ». « L’enquête », c’est le séjour dans les Aurès de 1934 à 1940, où elle étudie la civilisation berbère et prend progressivement conscience de la paupérisation 3 de tout un peuple. Puis vient « le réseau », à son retour en France où, dès le 17 juin 1940, elle s’engage dans une résistance plus qu’embryonnaire, tissant le fameux « réseau du musée de l’Homme » avant d’être déportée en tant que « Nuit et brouillard » 4. Pendant les 17 mois que dure sa déportation au camp de Ravensbrück, elle se consacre à l’analyse des mécanismes du système concentrationnaire nazi, comme une ethnologue, persuadée que décoder ce système de déshumanisation est la meilleure façon de résister et de survivre en donnant du sens. Elle dresse méthodiquement des listes de déportés, de bourreaux (sous forme de recettes de cuisine en acrostiche), collecte des documents. À son retour, elle poursuit ce combat comme chercheuse – reconstituant l’histoire des déportés, convois après convois – mais aussi au sein de la Commission internationale contre le régime concentrationnaire, dénonçant les camps d’URSS, d’Espagne… ou d’Algérie. C’est là qu’elle revient, en 1954, pour impulser la création des Centres sociaux, tenter d’engager le dialogue et dénoncer les injustices perpétuées par les deux camps – ces « ennemis complémentaires », comme elle les définit dans l’un de ses ouvrages 5. Amélioration des conditions de vie dans les prisons, lutte contre l’esclavage, soutien aux sans-papiers… la dernière partie de sa vie, outre ses travaux sur la condition féminine dans le bassin méditerranéen assoit l’image d’une combattante inépuisable qui a traversé le siècle.

Apprendre de avant d’apprendre à

Avant même l’aventure des Centres sociaux, Germaine Tillion s’intéresse aux questions éducatives : dans une cellule d’Aix-la-Chapelle, brève étape sur sa route vers Ravensbrück, elle passe sa nuit à échanger avec d’autres déportées sur la nécessité d’une réforme de l’école et grave sur les murs de la prison son projet de nouvel organigramme du ministère de l’Éducation nationale ! La jeune ethnologue est tenaillée par cette conviction que, pour changer le monde, il faut le comprendre et, pour le comprendre, il faut le changer : « J’ai eu l’occasion, par deux biais différents [à Ravensbrück et en Algérie, NDLR], de mesurer le désarroi des hommes devant le monde qu’ils ont fait, et par deux fois de constater le soutien réel que peut apporter à ceux qu’ils écrasent, la compréhension – c’est-à-dire l’analyse – des mécanismes écraseurs. 6 »

Au printemps 1944, pour ses camarades déportées, victimes de tous les supplices et tortures imaginables, et, comme elles, abrutie de fatigue et de faim, elle tient clandestinement une « conférence », « un véritable cours d’université », précise-t-elle, où elle décrypte les rouages de la machinerie concentrationnaire tout entière mobilisée vers un double objectif : « profits et extermination ».

Jusqu’à la fin de sa vie, elle n’aura de cesse de reprendre ses analyses, de les recouper, de les approfondir ; une exigence méticuleuse qui fait sa singularité : ses principaux textes comptent deux ou trois versions, c’est le cas de Ravensbrück (1946, 1973, 1988) ou des textes sur l’Algérie (L’Afrique bascule vers l’avenir, 1957, 1960, 1999) ; à chaque fois l’urgence de témoigner entre en tension avec une implacable nécessité de précision et de vérité.

Le retour en Algérie

C’est alors qu’elle est totalement accaparée par ses travaux sur le génocide nazi qu’elle est appelée en 1954 en Algérie. Bien que « couverte » par les autorités, auréolée de son passé de résistante et de « patriote », elle n’est pourtant pas accueillie comme une « officielle », ce qui lui convient très bien. Elle (re)découvre une effroyable misère : pas moins de 110 bidonvilles à Alger et sa périphérie, regroupant entre 80 000 et 85 000 « habitants ». Sans eau ni électricité, dans des conditions d’hygiène terribles, seulement deux enfants « musulmans » sur trois fréquentent l’école. Et plus on s’éloigne du « centre », plus les conditions s’aggravent au sein d’une population dont les deux tiers connaissent encore la faim : dans la banlieue d’Alger, moins d’un enfant sur deux fréquente l’école, 1 sur 8 dans le reste du département, et dans certaines zones reculées, 1 sur 50, voire 1 sur 70 ! En 1955, 1 683 000 enfants algériens ne vont pas à l’école.

Dans ces conditions, aucun plan de scolarisation ordinaire n’est en mesure de rattraper un retard amplifié par une démographie galopante, sans parler de tous ceux et celles qui ont passé l’âge d’aller à l’école. Il faut inventer une autre solution, globale et audacieuse, capable d’embrasser la totalité des problèmes, s’attaquant au « mal par tous les bouts à la fois et en même temps : la misère-ignorance, la misère-maladie, la misère-famine, la misère-chômage. 7 »

Alors que les autorités restent soucieuses de réserver aux « Européens » les privilèges de l’instruction, dans les bidonvilles de Bérardi-Boubsile et de Bel-Air, des comités de quartier collaborent avec les travailleurs sociaux pour coordonner l’action « de ce qui sans s’appeler Centre social en était l’ébauche et allait devenir les deux premières implantations du service en gestation 8 ». En dehors de toute tutelle étatique, ils s’appuient sur les réseaux d’éducation populaire et des mouvements religieux (catholique, protestant, musulman) ou laïcs (la Fol, les Céméa). Les premiers animateurs sont principalement des femmes (Marie-Renée Chéné, Rachel Jacquet, Emma Serra, Simone Chaumet, Nelly Forget) qui accordent une grande attention au sort et à l’éducation des filles : « Une société qui écrase les femmes, écrit Germaine Tillion, empêche leur information, leur formation, leur contact avec le monde extérieur, se condamne elle-même à la mort. »

Agir avec raison,
dans l’urgence et l’impatience

C’est dans ce contexte que Germaine Tillion noue ses premiers contacts. « Nous étions quelques-uns à rêver pour les Algériens d’un destin ouvert sur le bonheur et parmi les rêveurs en question je comptais beaucoup d’amis enseignants de toutes origines : Français nés en France ou sur le sol algérien et Arabo-berbères. Chacun d’entre eux m’en fit connaître d’autres, et cette première équipe des Centres sociaux recruta les suivantes. Ce fut sans doute pour cela qu’elles restèrent solidaires ensuite, quelles que fussent les options politiques adoptées plus tard par chacun des membres. 9 » Sa connaissance du monde algérien, sur laquelle elle appuiera chacune de ses prises de positions, éclaire une approche éducative attentive aux enjeux économiques, culturels et politiques. En ce sens, il n’est pas exagéré de parler d’une pédagogie sociale, par, avec et pour le milieu. « Regarder en essayant de comprendre 10 »… Ce sera aussi la démarche des Centres sociaux.

Ne pas se leurrer…

Malgré l’opposition déclarée du camp colonial, pour qui savoir et enseignement sont synonymes de révolution, Germaine Tillion profite de la nomination d’un autre ethnologue – Jacques Soustelle – pour lancer son projet, sans se faire trop d’illusions sur les intentions réelles du pouvoir. De l’aveu même de Soustelle, alors Gouverneur général, cette charge est attribuée à Germaine Tillion car « là, le travail est plus humanitaire que politique ». Mais ce n’est ni l’avis ni l’ambition de Germaine Tillion. Et sa collaboratrice, Nelly Forget – qui connaîtra la torture – dénonce cette volonté « d’étouffer le politique en faisant du social » en « accrochant des programmes d’assistance au bâton de la répression ». Pourtant, quels que soient les fils que tire Germaine Tillion (réforme agraire, urbanisme, taux de l’usure, spéculation sur l’orge) tout la ramène à la question de la formation et du travail.
Elle pose comme préalable une « implantation solide », qui « exige une familiarité réciproque avec la population, longue et difficile à établir », ce sera les Centres sociaux (« par répugnance, précise-t-elle, pour les sigles », tant prisés par l’administration et les militaires…). Pour garantir sa « liberté de pensée et son indépendance politique », le service des Centres sociaux est rattaché à la Direction générale de l’Éducation nationale en Algérie, l’une des rares administrations locales à ne pas être placée sous l’autorité directe du Gouverneur général. Mais c’est bien celui-ci qui signe l’arrêté créant le service des Centres sociaux, le 27 octobre 1955 : « Le centre social a pour but :

– de donner une éducation de base aux éléments masculins et féminins de la population […]

– de mettre à la disposition de ces populations un service d’assistance médico-social polyvalent […]

– et d’une manière générale de susciter, de coordonner et de soutenir toutes initiatives susceptibles d’assurer le progrès économique, social et culturel de son ressort. »

Le démarrage, bien que significatif, reste en deçà des objectifs (fixé à 1 000 centres en dix ans) : en 1957, il y avait 11 Centres, l’année suivante 28. En 1959, 65 étaient ouverts. Conformément aux souhaits de Germaine Tillion, le projet se veut ambitieux : au final, plus de 120 bâtiments seront construits, 1 000 agents y travailleront pour un public effectif d’environ 2 000 personnes par Centre (en moyenne, 300 élèves des cours d’alphabétisation, de préformation professionnelle ou d’économie domestique, 1 000 usagers du dispensaire, 125 du secrétariat social).

Orientations et fonctionnement

Résolument inscrit dans son milieu (urbain ou rural), aucun Centre ne se ressemble, même s’ils fonctionnent tous autour de quatre directions : scolarisation élémentaire, éducation de base pour adulte, soins médicaux et un service d’accompagnement économique afin de coordonner et d’organiser la valorisation des productions des centres.
Le travail quotidien – éduquer, soigner, former à un métier – s’appuie sur un effort continu pour structurer des campagnes d’action et élaborer de nouvelles pratiques pédagogiques, ce dont témoignent les 19 numéros du Bulletin de liaison, d’information et de documentation des Centres sociaux (trimestriel, tiré entre 500 et 1 000 exemplaires). C’est là que les Centres sociaux s’inventent et se « réfléchissent » : « une solide équipe pédagogique avec coordination pratique et quotidienne de toutes les activités visant à améliorer le sort de la population du secteur. Elle sera assurée par un directeur qualifié qui dirige l’auto-formation de l’équipe aidé d’un ou deux adjoints et de cinq moniteurs dont l’activité spécifique s’insère aux problèmes globaux du centre (infirmier, secrétariat, éducation domestique, pré-formation professionnelle/agricole, activités pédagogiques). » Pour ces équipes, du moins dans un premier temps, « le souci de la hiérarchie est mineur » : elles misent sur leur polyvalence ; notes, rapports et budget sont adoptés en commun lors des réunions où se côtoient hommes et femmes, Pieds-noirs, Algériens, et métropolitains. Le programme éducatif est établi en liaison avec les programmes primaires mais porte une grande attention aux valeurs et à la culture de la communauté. 80 % du personnel est constitué de « musulmans » – même s’ils ne représentent que 50 % des cadres – et, dès les premiers bulletins, les Centres proposent systématiquement un article rédigé en arabe ; leur couverture, tout comme les plaques apposées à l’entrée du service sont bilingues… une exception dans l’Algérie d’alors ! Des émissions de radio en arabe ou en berbère sont diffusées dans les salles d’attente. La lutte contre l’analphabétisme devait passer en effet par un apprentissage conjoint de la langue arabe (qui restera à l’état de projet, faute de personnel formé) et de la langue française.

Mais le service se consacre aussi à la formation des animateurs et à la création d’un espace de documentation (Centre de formation et d’éducation de base, 1960) et réalise des formations, des brochures, des affiches, des patrons-meubles, des patrons-coutures, des films, des émissions radios pour ados, des émissions télévisées, etc.

Une pédagogie du collectif

Au niveau pédagogique, les Centres s’appuient, tout en l’adaptant aux réalités locales, sur le programme d’éducation de base défini par l’Unesco : « L’éducation de base s’efforce de s’attaquer simultanément à tous les facteurs de la misère en associant activement à la lutte les intéressés eux-mêmes et a pour objectif de lutter contre l’analphabétisme, de mieux connaître les facteurs qui conditionnent ou compromettent la vie (hygiène, alimentation…), [afin d’] améliorer les conditions de la vie matérielle, favoriser le développement des facteurs économiques, aider à l’évolution et adaptation politique, sociale et morale. » Le « modèle », c’est aussi l’expérience des méthodes d’éducation populaire (bibliobus du Service de l’éducation populaire et des mouvements de jeunesse, ateliers de théâtre, etc.) déjà développées dans certains bidonvilles. Les animateurs y puisent leur inspiration – « nous voulons faire des choses belles ! » – et leurs méthodes autour de la notion de collectivité : « Toute tentative d’éducation de base prend une collectivité, une communauté pour cadre de son action ; cette action a pour but le mieux-être de cette collectivité, l’amélioration de son niveau de vie, son évolution, son adaptation à la forme économique et sociale où elle se trouve insérée ; elle a pour ressort la volonté de la collectivité elle-même ou de ses “leaders” ; pour champ l’ensemble des activités humaines ; pour méthodes les plus frappantes ; pour raison d’être la nécessité d’une action globale, rapide, économique » (Bulletin n° 12).

Une éducation « globale »

Les Centres offrent un début de formation professionnelle mais surtout, l’œuvre éducative est doublée et prolongée par des actions économiques : coopératives artisanales d’installations électriques, de tricot, de laverie, de maraîchage, stages de vendeuse, campagne pour installer des fenêtres… En 1961, c’est l’AG constitutive des Coopératives d’éducation de base en Algérie (prolongement économique des Centres).

S’adressant indistinctement à tous les habitants des villes ou des hameaux, aux garçons comme aux filles, aux enfants et aux adultes… les Centres ne visent pas la réussite individuelle de quelques-uns mais l’auto-éducation collective « on ne scolarisait pas “des enfants”, on avait calculé comment scolariser, vite, tous les enfants, filles et garçons ; ensuite on voulait coordonner le programme de cette scolarisation trop élémentaire, trop hâtive, avec ceux de l’école primaire […] On voulait aussi que l’enfant instruit ne soit pas un phénomène étranger dans sa famille, et pour cela on avait mis au point des formules d’éducation globale (dite de base). 11 »

Tensions pédagogiques :
la crise de 1959

Cette dimension économique et sociale des Centres, qui ne se contentent pas d’une simple « transmission » des savoirs de base, mais aspire à une transformation du milieu par les individus eux-mêmes, va être à l’origine des premières tensions. Parallèlement à la répression militaire, ses animateurs se heurtent à l’hostilité du Rectorat. Leur directeur, Charles Aguesse, ancien responsable du Service des mouvements de jeunesse et d’éducation populaire, oppose la primauté de l’action collective à la logique individuelle, replaçant aussi cette expérience dans la riche histoire de l’éducation populaire en Algérie : « L’activité du Centre social n’est pas une activité périphérique, nous voulons dire qu’elle ne consiste pas à ramasser dans une nouvelle institution ceux qui n’ont pas pu être pris en charge par les autres, recueillir quelques épaves, le plus grand nombre possible d’épaves sur chaque centre (enfants non scolarisés, hommes sans emploi, individus mal ­soignés…) ni à leur offrir, à leur distribuer, en usant de méthodes traditionnelles, ce qu’ils n’ont pu trouver ailleurs faute d’un développement suffisant d’institutions. Être le levain d’une communauté est certes plus difficile que de faire un pansement, enseigner la lecture ou proposer un emploi. Nous ne devons jamais faire de confusion entre dépanner et construire. » (Bulletin, n° 4). L’idée est de bâtir, selon l’expression de Germaine Tillion « un escalier bien large pour que tout le monde puisse y monter ensemble ». L’une des sources et des références avancées sont celles de l’expérience d’éducation de base aux Caraïbes menée par l’Unesco (la couverture des bulletins des Centres sociaux rappelle d’ailleurs dans ses choix graphiques celle des Bulletins de liaison du Comité français d’études et d’information sur l’éducation de base édités par la Commission française pour l’Unesco). On perçoit aisément ce qui bouscule les principes mêmes de l’école de la République : le rectorat défend, quant à lui, les missions d’alphabétisation des enfants non scolarisés et la promotion des « meilleurs » et développe un plan de scolarisation (janvier 1958) pour préciser les missions des Centres sociaux en matière d’éducation scolaire. Il est soutenu dans cette entreprise par les sections algériennes du Syndicat des instituteurs (SNI), aux positions politiques très ambiguës, qui craignent la concurrence des Centres. Charles Aguesse, « Un homme qui n’a pas fait carrière » (Germaine Tillion) est remplacé par Marcel Lesne à la tête du service. C’est la reprise en main par l’administration du service, le directeur suivra désormais « les principes et les valeurs de l’Éducation nationale » ce que souligne la nouvelle appellation officielle : « Centres sociaux éducatifs », où se lit une volonté de diluer l’ambition sociale dans les limites de la seule « éducation ». Toute une série de mesures traduisent alors cette nouvelle orientation institutionnelle (les Centres ne pourront plus s’installer là où existent des écoles, le contrôle administratif et pédagogique est ren­forcé, etc.). Le Recteur résume les raisons qui l’ont conduit à cette remise au pas : « Une trop grande liberté dans les initiatives aboutit au gaspillage des moyens financiers, à l’anarchie dans l’action, à l’incohérence dans les réalisations. » (Bulletin, n° 13 ; à noter que c’est aussi à partir de ce numéro « nouvelle formule » que disparaissent les articles en arabe).

Tensions politiques

Ces tensions pédagogico-administratives vont se doubler de tensions politiques. Dès leur création, l’Armée s’oppose vigoureusement aux Centres. Elle tente de monter ses propres structures : le Service de formation de la jeunesse algérienne (SJFA) ou les Sections administratives spécialisées dirigées par les militaires (on dénombre, en 1957, 600 SAS, parfois en conflit ouvert avec les Centres sociaux). Elle considère les Centres comme un réseau subversif qu’il s’agit de surveiller et de mater. En février-mars 1957, au cours de la bataille d’Alger, seize membres du personnel sont arrêtés et la plupart torturés. Le tribunal militaire est pourtant contraint de les acquitter, mais les enlèvements et les disparitions de représailles se multiplient. Alors que la campagne de déstabilisation bat son plein, en juin 1959, vingt membres des Centres sont emprisonnés pour « don de médicaments » ; plusieurs sont torturés. L’appartenance aux Centres sociaux devient, à lui seul, un motif de suspicion.

Des persécutions – moins systématiques, il est vrai – ont aussi existé du côté du FLN : Basta, un moniteur algérien en 1957 (centre Mahieddin) et Gérard Wohlardt en 1958 (tué dans le Centre de Rovigo) sont assassinés ; le directeur du centre d’Aïn-Mlila « disparaît » en 1959, une liste à compléter par de nombreuses disparitions non élucidées… Ce n’était pas une stratégie coordonnée d’élimination des acteurs des Centres sociaux, mais plutôt le résultat d’un terrorisme aveugle. Malgré les menaces, des Centres pillés, les appels à la grève (fin octobre 1956) ou des mots d’ordre locaux de non-fréquentation, le FLN ne parvint jamais à entamer le crédit des Cen­tres auprès de la population, mais il les laissa dépérir après l’indépendance.

L’assassinat de Château-Royal

Le coup fatal fut donné en mars 1962, à quelques heures de la signature des accords d’Évian. Le 15, un commando se rend à El-Biar, sur les hauteurs d’Alger, dans le lieu-dit « Le Château-Royal ». Max Marchand, directeur des Centres sociaux éducatifs a réuni les cadres venus de toute l’Algérie. Six inspecteurs du service 12, dont Mouloud Feraoun, écrivain et responsable du centre d’El Biar sont exécutés. Les « forces de l’ordre », stationnées à quelques centaines de mè­tres, n’ont pas bougé, les tueurs de l’OAS s’échappent tranquillement.
Après cet assassinat, le service est totalement désor­ganisé et ne se remet pas de l’exode des Européens. Il est absorbé dans le ministère de la Jeunesse, des Sports et du Tourisme (dont le ministre est Abdelaziz Bouteflika). Les bâtiments deviennent des Foyers d’animation et de la jeunesse.

En guise de bilan

Les critiques n’ont pas manqué d’émailler le chemin des Centres sociaux, en particulier dans certains milieux intellectuels. L’hostilité croisée de l’Armée, de l’OAS et de la bureaucratie du FLN suffit-elle à lever toutes les ambiguïtés sur cette expérience ? Accusés d’être une simple entreprise réformiste et caritative, les Centres n’ont certes pas participé directement à la « lutte de libération nationale », mais cela n’en fait pas des complices du pouvoir, comme en témoigne leur répression. Ils achetèrent par leur « neutralité » une très fragile indépendance, intolérable aux combattants avides de pouvoir.

Les Centres peuvent se prévaloir d’un effet certain dans le domaine de la santé, de la scolarisation et de la formation professionnelle. Les alphabétisés se sont approprié leur savoir, un nombre important de jeunes filles algériennes a été formé alors que le travail salarié féminin était rare, profitant de l’exemplarité des femmes soignantes ou des monitrices des Cen­tres. Rompant avec le modèle scolaire colonial, cette aventure a esquissé les fondements d’une éducation de base, collective et ancrée dans son milieu. Elle nous ouvre assurément des perspectives. ■

1. Le témoignage est un combat, une biographie de Germaine Tillion, Jean Lacouture, Seuil, 2000, 341 p.

2. En 1959, membre du cabinet du ministre de l’Éducation nationale André Boulloche, elle obtient du Garde des Sceaux que l’enseignement dans les prisons soit désormais du ressort de l’Éducation nationale.

3. C’est en 1955 qu’elle emploiera l’expression de « clochardisation » pour désigner l’inexorable processus d’appauvrissement de la population algérienne.

4. « Nuit et brouillard » (en allemand Nacht und Nebel, ou NN) est le nom de code des « directives sur la poursuite pour infractions contre le Reich ou contre les forces d’occupation dans les territoires occupés ».
En application du décret du 7 décembre 1941, toutes les personnes représentant « un danger pour la sécurité de l’armée allemande » (saboteurs, résistants, opposants ou non adhérents à la politique ou aux méthodes du Troisième Reich) seraient transférées en Allemagne et disparaîtraient à terme dans le secret absolu.

5. Les Ennemis complémentaires, Paris, Éditions de Minuit, 1960.

6. Le Harem et les cousins, 1966, p. 20.

7. L’Afrique bascule vers l’avenir, p. 453.

8. Histoire des Centres sociaux en Algérie.

9. L’Afrique bascule vers l’avenir, p. 53.

10. À la recherche du vrai et du juste. À propos rompus avec le siècle, 2001, p. 37.

11. Ibidem, p. 262.

12. La position de Tillion sur l’indépendance algérienne, loin des caricatures que certains milieux intellectuels ont eu plaisir à véhiculer, a rapidement évolué, sans jamais se départir il est vrai d’un certain « patriotisme » mais sans complaisance non plus avec la bureaucratisation du FLN.

13. Il s’agit de Marcel Basset,
Robert Eymard, Mouloud Feraoun,
Ali Hammoutene, Max Marchand
et Salah Ould Aoudia.