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Enseignement professionnel et apprentissage : petite histoire d’un outil d’exploitation

mercredi 17 avril 2013, par Greg

Par A. Pléna, Enseignante, Lycée Professionnel des Métiers du Bâtiment, Aubin, CNT-FTE.

Dans notre société, l’école a pour fonction de conformer les individus au projet social et politique dominant pour qu’ils occupent la place qu’on leur assigne.

Ce regard sur l’histoire de la formation professionnelle montre comment
elle a été amenée à jouer, elle aussi, ce rôle, et constituer une vraie manne pour le patronat.

Rentabiliser et mettre au pas

Dans la formation professionnelle, une technique s’apprend sur le tas, par démonstration et imitation. Suivant les sociétés et les époques, cette transmission de ces savoirs s’est retrouvée cantonnée à des groupes, des établissements commerciaux ou artisanaux, des personnes, prenant parfois la forme de rituels initiatiques corporatistes 1.

Mais cette formation doit rester peu onéreuse et élitiste, suscitant une hiérarchie des statuts qui vaut aussi bien dans les grands chantiers du Moyen-Âge que dans les fabriques et usines des siècles suivants.
Les premières lois sur les apprentis montrent les différences dans les conditions de travail et les salaires, entre enfants du même âge, selon qu’ils sont employés ou « en formation ». Tous, pourtant, travaillent, prennent part au fonctionnement du système, « payant » ainsi leur formation.

Jusqu’au xx e siècle, la formation professionnelle est donc associée à l’entreprise, à un système de production.

L’autre fonction sociale de la formation professionnelle émerge progressivement, avec l’emploi les prisonniers, puis des enfants du « peuple » : les « filles perdues » employées à la broderie pour l’église, les garçons à l’imprimerie ou à la menuiserie. Charité ou régulation policière, il s’agit là des premières écoles professionnelles non directement liées au patronat. À partir de la fin du xix e siècle, elles serviront de base et de modèle aux écoles d’usines et de mines, puis aux écoles professionnelles institutionnelles.

Développement de l’enseignement professionnel sous statut scolaire

Au xix e siècle, il est dur de distinguer les enfants employés de ceux en formation. En 1851, le contrat d’apprentissage est créé mais sans aucun moyen de contrôle.

L’intervention de l’État débute en 1919 avec la loi Astier qui confie aux communes l’organisation des cours professionnels pour les jeunes employés dans l’industrie. Les Chambres de métiers et la taxe professionnelle sont créées en 1925 et organisent l’apprentissage artisanal. Quelques écoles-usines se maintiennent et de leur côté les bagnes d’enfants et les colonies pénitentiaires perdurent jusqu’en 1945.

De 1944 à 1960, on crée de nombreux Centres d’apprentissage pour former les jeunes, ouvriers et employés qualifiés nécessaires à l’industrie ou au tertiaire. Ils sont ouverts aux enfants d’au moins 13 ans, titulaires du Certificat d’études primaires élémentaires ou admis après un examen d’entrée. On y prépare les Certificats d’aptitude professionnelle (CAP) en trois ans. Diplômes reconnus dans les conventions collectives, ils permettent à leurs titulaires de se former, d’évoluer au sein des entreprises ou de s’installer à leur compte. Les Écoles normales nationales d’apprentissage (ENNA), formant les enseignants, sont créées en novembre 1945.

En 1967, est créé le Brevet d’études professionnelles (BEP) et, en 1969, les Centres d’apprentissage sont transformés en Collèges d’enseignement technique (CET), qui deviendront ensuite Lycées professionnels (LP) en 1986, la notion d’enseignement disparaissant « curieusement ».

Ils proposent aux titulaires d’un BEP de poursuivre leurs études sur deux ans en préparant un Baccalauréat professionnel. À partir de 2009, alors que le patronat (principalement l’UIMM) veut récupérer les formations de niveau V et l’Éducation nationale dépenser moins, les Bac pro sont préparés directement en trois ans et les BEP sont supprimés.

À la rentrée 2011, il y avait 694 661 élèves en LP, taux relativement stable au regard de l’évolution démographique.

L’organisation parallèle de l’apprentissage : vivier du patronat
L’apprentissage est considéré comme une formation initiale mais se différencie de l’enseignement professionnel sous statut scolaire : l’apprenti, ni élève ni salarié, signe un contrat de travail avec un patron. La formation est une alternance de présence en entreprise (environ 3/4 du temps) et de cours.

À la Libération, on fait le choix d’une prépondérance du statut scolaire : l’apprentissage est marginal. On compte alors 60 000 élèves. Ils sont environ 205 000 en 1960, soit une progression de 240 % en quinze ans, en raison de la forte poussée démographique et à l’entrée en formation de la quasi-totalité des adolescents du pays. Certains métiers persistent dans la voie de l’apprentissage, mais la grande industrie, le BTP, la restauration et l’hôtellerie, ne maîtrisent plus la formation de leurs salariés.

Dès les années soixante, le patronat et les principaux syndicats ouvriers tentent de relancer l’apprentissage : on veut une main-d’œuvre qualifiée, des apprentis productifs et qui puissent évoluer. Il faut aussi contrer l’enseignement scolaire, jugé subversif : culture, connaissances souvent supérieures à celles de l’employeur, maîtrise du droit du travail, de l’hygiène et de la sécurité, etc.

Un enjeu financier et structurel émerge également : le patronat cherche à verser le moins possible des taxes à la formation et d’en maîtriser totalement la gestion, tout en profitant d’aides diverses.
Entre 1965 et 1980, les effectifs passent de 350 000 à moins de 250 000 : difficultés économiques, ­désaffection pour l’artisanat, obligation scolaire généralisée, déploiement de l’enseignement professionnel sous statut scolaire, nouvelles aspirations de l’après-68 (obtenir le Baccalauréat !) réduisent l’influence de la formation par apprentissage.
Le patronat veut absolument reprendre la main et n’aura de cesse, tous gouvernements confondus, d’y parvenir.

La loi 71-516 du 16 juillet 1971 (loi Delors), d’orientation sur l’enseignement technologique, transforme le contrat d’apprentissage en un contrat de travail et confie la formation générale et technologique aux Centres de formation d’apprentis (CFA) créés en 1966. Mais cela ne suffit pas pour inverser la tendance.

En 1983, l’État transfère aux Régions la formation professionnelle continue et l’apprentissage et ne conserve que le financement et la tutelle des CFA à recrutement national dépendant de ses ministères (ÉN et Agriculture). Un fonds régional de l’apprentissage et de la formation professionnelle est créé, financé par l’État et les Conseils régionaux. Les Régions vont s’investir fortement : intérêts politiques et intérêts patronaux se rejoignent, mais les effectifs de l’apprentissage ne décollent toujours pas.

À partir de 1986, branle-bas de combat : 15 organisations rédigent un rapport en vue de pousser le gouvernement à l’action. Dès juillet, une loi prolonge l’âge d’entrée en apprentissage jusqu’à 25 ans.
En juillet 1987, la loi Seguin marque un tournant : l’apprentissage devient une filière de formation professionnelle au même titre que l’enseignement technologique de niveau secondaire et supérieur. Elle autorise la succession des contrats d’apprentissage et permet d’accéder à tous les niveaux de qualification professionnelle (du niveau V aux diplômes d’ingénieurs). Bien sûr, les exonérations de charges sociales sont pérennisées. En 1991-1992, on atteint à peine les 210 000 apprentis.

La loi 92-675 du 17 juillet 1992 (Aubry) aligne la rémunération des apprentis sur celle des jeunes en contrat de qualification.
Avec le Traité de Maastricht (1992), on n’est plus obligé d’envoyer ses apprentis en formation, il suffit de s’engager sur l’honneur à les former soi-même ! On suit ces directives et on poursuit la déstructuration de l’enseignement professionnel.

La loi 93-1 313 du 20 décembre 1993 ouvre des CLIPA, Classes d’initiation pré-professionnelle en alternance (Cippa – à partir de 14 ans), sous statut scolaire. Elle augmente les aides aux entreprises. On instaure un régime de subventions directes aux employeurs d’apprentis. Le patronat peut respirer.
Parallèlement, les sections les plus « intéressantes », quand elles sont ouvertes sous statut scolaire, le sont prioritairement dans le privé.

L’ère Sarko : les mégas cadeaux

À partir de 2002, les réformes s’enchaînent : elles concernent essentiellement les questions de financement.

En 2005, la loi de « cohésion sociale » (loi Borloo) décide d’en finir avec un l’enseignement professionnel sous statut scolaire. Elle fixe l’objectif de 500 000 jeunes en apprentissage en 2009. Elle modifie la durée du contrat (de 6 mois à 1 an), crée la carte d’apprenti et propose un crédit d’impôt spécifique à l’apprentissage.

Le gouvernement signe un accord-cadre avec une vingtaine de branches professionnelles. La Charte de l’apprentissage est signée par une centaine d’entreprises dont les deux tiers issues du Cac 40 et la plupart des grandes entreprises publiques et privées.
Les « mauvais » patrons qui refusent de prendre un apprenti doivent quand même participer : on leur fait payer le financement de l’apprentissage.

Malgré la casse organisée de l’enseignement professionnel, la disparition des BEP et l’introduction des Bac pro 3 ans, l’apprentissage ne se porte guère mieux. Les premières mesures provoquent une légère remontée des effectifs mais les chiffres stagnent depuis autour de 400 000.

L’objectif des 500 000 n’est toujours pas atteint. Le gouvernement Sarkozy va s’atteler à la tâche à travers de nombreuses mesures, pour la plupart abrogées aujourd’hui.

La plus scandaleuse, la loi dite « Cherpion » (juillet 2011) permettait aux agences d’intérim ou à des particuliers de signer des contrats, offrait de nouvelles aides financières, la possibilité d’embaucher un apprenti supplémentaire, ou de signer un contrat d’apprentissage avec deux entreprises, finalisait la préprofessionnalisation à 14 ans, etc.

Actuellement, on continue dans cette direction, en donnant plus de place aux Régions dans les conseils d’administration des EPLE et en leur offrant de peser plus dans la mise en place des cartes scolaires.
En 2007, la dépense consacrée à l’apprentissage par les régions représentait 4,93 milliards d’euros (État, entreprises, Régions, ménages, etc.). L’apprentissage est le premier domaine d’intervention des Conseils régionaux (42 %). Ces dépenses concernent pour 60 % le fonctionnement des CFA et les « bourses » aux apprentis et pour 30 % les primes versées aux entreprises.

Et tout ça pour quels résultats ?

En métropole, à l’issue de la 3 e, 4 élèves sur 10 choisissent de préparer un diplôme de l’enseignement professionnel (1 sur 2 en Outre-mer).

Plus d’un tiers des élèves poursuivaient leurs études après un CAP ou un BEP, avant le passage aux Bacs pro 3 ans. Aujourd’hui, ceux qui sont le plus en difficulté scolaire hésitent à se lancer juste après la troisième, sans le « sas » d’une formation de niveau V. Mais ils ne se dirigent pas pour autant vers l’apprentissage. Ce public, souvent jugé « difficile », est peu prisé des patrons. Le peu d’offre de contrats se cantonne essentiellement dans la restauration, l’hôtellerie et les grosses entreprises du BTP.

À la rentrée 2009, les apprentis en 1re année Bac Pro 3 ans étaient moitié moins nombreux que les entrants en BEP en 2008.
En 2010-2011, toutes formations et tous niveaux confondus, les filles ne représentent que 30 % des apprentis et 3,7 % de la population totale des filles âgées de 15 à 19 ans alors que ce rapport est de 9,7 % pour les garçons.

Les résultats aux examens varient beaucoup. Ils sont en majorité plus faibles que ceux des élèves sous statut scolaire : CAP (80 % de réussite) et des BTS (70 %). Mais on ne peut pas dire combien abandonnent leur apprentissage en cours de route : pour gonfler les chiffres, on prend en compte les inscrits au 31 décembre, les contrats étant principalement signés au cours du premier trimestre de l’année scolaire, alors que pour les résultats aux examens, le pourcentage est calculé sur les apprentis présents aux épreuves.

Apprentissage : les enjeux pour le patronat

Si le nombre de jeunes concernés par l’apprentissage est dérisoire, les enjeux politiques, économiques et financiers sont énormes. Sans les mesures impulsées par le patronat (UIMM et BTP) et le démantèlement de l’enseignement sous statut scolaire, froidement orchestré par les gouvernements successifs, l’apprentissage n’aurait survécu qu’à la marge.

C’est un système qui ne vit que pour lui-même, que rien ne justifie. Mais c’est une manne pour le patronat : un système de captation de subsides publics. Les intérêts des jeunes ou ceux des entreprises importent peu.

Les CFA gonflent leurs chiffres, éludent les questions, ne diffusent qu’un minimum d’informations sur leurs activités, leur public, ou les résultats obtenus. Ils n’accompagnent pas leurs élèves, réduisent au maximum l’enseignement théorique, surtout les enseignements généraux. Ils recrutent des enseignants sans condition de diplôme ou de formation pédagogique, pour encadrer des jeunes accusant de gros problèmes scolaires et sociaux et qui doivent, en quatre fois moins de temps, absorber les mêmes connaissances que leurs camarades élèves.

La situation économique, les besoins et les souhaits des entreprises, des commerces ou de l’artisanat, leur importent peu, et ils créent, par un chantage politique et financier, une demande inexistante qui condamne à terme les jeunes diplômés au chômage.
À quoi bon mettre au travail des enfants de 14 ans, si le seul avenir qu’on leur réserve, c’est d’être chômeur à 18 ! ? ■

1. Au début du xx e siècle,
les apprentis papetiers auvergnats dorment enfermés dans leurs
lits-clos, pour qu’ils n’aillent pas divulguer les secrets de fabrication
aux concurrents.

De nos jours, on ne renie pas l’ancien décorum, y compris du côté
de l’institution (meilleur ouvrier, concours général, chef-d’œuvre, médailles du travail, etc.).