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Dépasser les bonnes intentions

lundi 7 octobre 2013, par Greg

Créé en 2009 sous l’égide de la région Île-de-France, le centre Hubertine-Auclert (voir encadré) réunit
des associations féministes, des collectivités locales, des syndicats. Centre de ressources, lieu d’information, de mise
en réseau, le centre accompagne les projets d’individu-e-s ou d’associations qui se penchent sur la question du sexisme.

Tu es chargée de mission pour l’éducation au centre Hubertine-Auclert. Peux-tu nous expliquer ton travail et les activités du centre ?

Amandine Berton-Schmitt – L’objectif du centre, c’est d’outiller toute personne, toute structure qui en aurait besoin, à des échelles vraiment variées. Il y a d’abord tout ce qui concerne l’appui et l’accompagnement au montage de projets. L’idée c’est de renforcer les capacités du monde associatif féministe à monter des projets, à trouver des financements, à se former, etc. Ça peut aussi être des associations ou des mouvements d’éducation populaire qui veulent sensibiliser leurs animatrices et animateurs à une pédagogie anti-sexiste, par exemple. On essaie autant que possible de faire le lien avec les institutionnels, avec les chercheures, avec les asso. L’idée n’est pas de se substituer à tout ce qui existe déjà ! Par exemple pour de la formation, on va faire de la coordination, amener de l’expertise sur les manuels scolaires, certes, mais pour le reste on s’en remet à des associations qui sont à même de former ces différents types de personnels.

Et sur l’éducation ?

A. B.-S. – Sur l’éducation, il y a un axe vraiment privilégié sur les projets qui touchent le champ éducatif. Concrètement, ça peut être à la plus petite échelle, quand j’accompagne une lycéenne qui a un TPE à faire sur le droit de vote des femmes. Je dirais qu’il y en a au moins une par mois. Les dernières c’étaient des élèves assistantes sociales qui faisaient un travail en sociologie sur l’éducation à l’égalité à l’école.

Il y a des demandes du côté des établissements ?

A. B.-S. – Un établissement scolaire peut nous contacter pour nous demander : « Je veux faire une formation de l’ensemble des enseignants sur la prévention des violences et des comportements sexistes, qu’est ce que je peux faire ? » Ça peut aussi être des lycées qui montent des semaines de l’égalité fille/garçon, ou des formations. Ou des écoles primaires qui cherchent des outils pédagogiques.
Pour le moment on en est surtout à la mise en réseau. On n’a pas vraiment de présence dans les classes. Ce sont souvent des établissements au tout début de leur réflexion, on les aide dans la phase d’amorçage, par exemple sur de la recherche documentaire.

Vous avez aussi commencé à travailler sur les manuels scolaires ?

A. B.-S. – On propose une étude par an sur les représentations sexuées et sexistes dans les manuels scolaires. On en est à la deuxième, nos activités ont vraiment commencé début 2010.

Vous travaillez comment ?

A. B.-S. – On ne va pas réinventer l’eau chaude, on s’appuie beaucoup sur l’existant, sur les travaux de chercheuses qui ont commencé à travailler sur les manuels scolaires il y a plus de trente ans. Sur les recherches de Sylvie Cromer notamment. On développe une approche à la fois quantitative et qualitative. On a décidé de mettre à chaque fois un coup de projecteur sur une discipline, sur les manuels les plus récents. On a mené la première sur des manuels du secondaire (enseignement professionnel et général, une quinzaine en tout), d’abord en histoire puis en mathématiques.

Et qu’est-ce que vous constatez ?

A. B.-S. – Le premier constat semble rassurant : on est sortis des stéréotypes les plus grossiers. On n’en est plus au petit manuel patriarcal qui a eu cours pendant des décennies. Mais ça nous amène au deuxième constat : on est dans quelque chose de beaucoup plus insidieux, difficile à mettre en lumière et à faire changer.
Pour les maths et pour l’histoire, on a un déficit quantitatif de représentation des femmes qui est très impressionnant. Comment expliquer qu’on soit dans un rapport d’1/5 dans les livres de maths (concernant l’ensemble des personnages), dans un rapport 97/3 % dans les manuels d’histoire (concernant les personnages célèbres) : déséquilibre quantitatif terrible, absolument pas rééquilibré par l’introduction de personnages de fiction. Même dans les exercices, les femmes sont moins présentes.

D’un point de vue qualitatif, les femmes sont aussi marginalisées : mises dans des dossiers spécifiques, dans les pages annexes. Leur représentation est aussi très stéréotypée : femmes artistes, scientifiques, auteures, sont certes minoritaires, mais elles sont aussi très peu représentées. Une seule femme peintre sur l’ensemble du corpus de manuels d’histoire… Mais, en revanche, il y a beaucoup de peinture représentant des femmes, donc des images, des objets.
L’un des progrès, c’est qu’on parle maintenant de suffrage universel masculin, et pas seulement du suffrage universel. Mais on trouve encore des clichés énormes, des procédés qui véhiculent les stéréotypes : les femmes scientifiques (comme Marie Curie) sont surtout associées aux travaux de leur mari, invisibilisées des vignettes biographiques.

Pour la question du langage, on est bien loin de la féminisation des mots, même dans les fiches métiers…

Si on prend une campagne récente, comme celle de la Ligue de l’Enseignement, la mise en œuvre est très inégale. Elle touche en premier les gens déjà convaincus qui redemandent du matériel. Mais l’effet démultiplicateur est lent à venir.

Les choses bougent sur le premier degré. J’ai l’impression qu’on a une impulsion nouvelle, avec un portage politique important, notamment pour ce qui a trait au plus jeune âge. Là on s’attaque vraiment aux problèmes, par exemple aux manuels scolaires. Les critiques sont plus offensives ou plus riches, en tout cas on ne se limite pas. Alors qu’avant, travailler sur les manuels scolaires, c’était impensable pour le Ministère ! C’était toucher à la libre concurrence dans le monde de l’édition, au marché !

C’est la première fois aussi qu’on nous parle d’inté­grer ces questions à la formation des enseignant-es.­ De plus en plus de formations sont inscrites au PAF, et l’idée d’inscrire la question du sexisme et de l’égalité dans la formation initiale est de plus en plus présente. L’évolution, c’est aussi qu’on se concentrait sur l’adolescence, la prévention des risques, mais on se rend compte maintenant que c’est tard et même si la majorité des actions concernent cette tranche d’âge, il y a vraiment des choses qui se développent en direction des plus petits, notamment la petite enfance. De plus en plus de villes commencent à vouloir mettre en place des outils de sensibilisation pour leurs réseaux de petite enfance. Au niveau des syndicats aussi ça bouge, de plus en plus de groupes de travail se montent pour réfléchir à ces questions.

Même en reliant la question du sexisme à celle des autres rapports de domination, comme le racisme ou le classisme ?

A. B.-S. – Le discours sur les dominations passe dans les milieux féministes radicaux, mais on en est encore loin pour les autres. Par exemple au niveau des politiques publiques, c’est très difficile de faire comprendre que l’égalité femme/homme ne passe pas par une politique défendant la diversité, où chacun est identifié par sa différence. On est freinés par le saucissonnage des politiques publiques, le fait que la façon de prendre en compte les problèmes reste très sectorisée, avec d’un côté les handicapés, de l’autre les pauvres. On entend des choses du genre : « L’égalité OK, mais il faut quand même que les hommes ça soit des hommes et les femmes ce soient des femmes… »

Mais ça devrait bouger dans les prochaines années ! La question devient pressante… On le voit à la force de la mobilisation sur les questions du mariage pour tout-e-s, et surtout la réaction des homophobes et réactionnaires.


Donc il y a encore du boulot du côté de l’éducation…

A. B.-S. – Au niveau des enseignant-e-s, ça reste pour le moment plutôt des militant-e-s qui nous contactent et travaillent avec nous. Mais ça bouge, en l’espace de quelques mois, je suis déjà intervenue dans 4 ou 5 formations organisées par les rectorats, et j’ai été très agréablement surprise ! D’habitude, il faut toujours faire la preuve de la légitimité du sujet du sexisme dans le cadre de ces formations. Et là j’avais l’impression que les gens présents à la formation avaient compris l’intérêt pour eux et pour leurs élèves de travailler sur ce sujet.
Mais le boulot dans l’Éducation nationale reste colossal ! On a travaillé sur un outil pour les chefs d’établissements et certains rectorats ont refusé de féminiser le terme de cheffe, alors que pour moi cette question de la féminisation est un symbole de l’attention portée à cette question. Sans portage politique fort, ce sont des questions qui passent à la trappe très vite… ■

Propos recueillis par Élise Requilé, N’Autre école.

Hubertine Auclert (1848–1914)

Tandis que ses contemporaines optent pour une stratégie des petits pas qui consiste à revendiquer d’abord l’égalité des droits civils, Hubertine Auclert milite en faveur des droits politiques des femmes. Pour remettre en cause la hiérarchie entre les sexes, il faut que les femmes participent à la décision politique. Fervente républicaine, elle condamne un régime qui n’a pas su aller au bout de sa propre logique, un régime dans lequel le suffrage universel demeure un idéal à atteindre.

Soucieuse de mettre ses contemporains face à leurs contradictions, elle interpelle les socialistes en ces termes : « Si vous, prolétaires, vous voulez aussi conserver des privilèges, les privilèges de sexe, je vous le demande, quelle autorité avez-vous pour protester contre les privilèges des classes ? Que pouvez-vous reprocher aux gouvernants qui vous dominent, qui vous exploitent, si vous êtes partisans de laisser subsister dans l’espèce humaine des catégories de supérieurs et d’inférieurs ? » (Discours prononcé au Congrès socialiste ouvrier de Marseille en 1879).

Preuve de la cohérence de sa pensée, son séjour en Algérie (1888–1892) lui inspire de nombreuses réflexions sur les femmes et le colonialisme. Son livre Les Femmes arabes en Algérie (1900) dénonce avec vigueur la double oppression des femmes algériennes, victimes des pratiques ancestrales comme des pratiques coloniales.
Pour faire comprendre ses idées et assurer leur diffusion auprès du plus grand nombre, Hubertine Auclert s’est efforcée de les traduire en formules, en images et en actes. De l’édition de timbres à la gloire des droits des femmes au boycott du recensement – « Si nous ne comptons pas, pourquoi nous compte-t-on ? » – en passant par l’interruption intempestive de la lecture du Code lors d’un mariage civil, les récits de son combat sont toujours émaillés de ces actes symboliques qui ont marqué les esprits. À une époque où le débat public a principalement lieu dans la presse, elle a su faire parler d’elle. L’année de l’adoption de la loi sur la liberté de la presse (1881), elle se sert d’un prête-nom pour fonder un journal, La Citoyenne, qui paraîtra jusqu’en 1891.

Hubertine Auclert n’a jamais vu la concrétisation de sa principale revendication. Pourtant, grâce à ses nombreuses pétitions, les vendeuses et les ouvrières obtiennent le droit de s’asseoir dans les grands magasins et les ateliers ; puis, en 1907, les femmes deviennent électrices puis éligibles aux conseils des prud’hommes. Qui s’en souvient ?

En choisissant le nom d’Hubertine Auclert, le centre francilien de ressources pour l’égalité femmes–hommes contribue à cette vaste entreprise consistant à rendre visibles les femmes qui ont œuvré avec détermination et inventivité pour l’égalité des droits avant de tomber dans l’oubli. Dans l’accomplissement de sa mission de promotion d’une culture de l’égalité, la référence à Hubertine Auclert peut être entendue, pour le centre de ressources, comme une double invitation à l’exigence intellectuelle et à la créativité en matière de communication. ○

(D’après la présentation du site du centre Hubertine-Auclert)