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« ARB », N’autre langue et sa réalité

samedi 18 janvier 2014, par Greg

Soumis aux critiques et aux espoirs d’une société
de plus en plus exigeante, l’apprentissage des langues en France est régulièrement remis en question. Malmené, ballotté au gré des réformes, il subit
les engouements successifs – engouements
pour des dispositifs dont l’efficacité n’est d’ailleurs jamais sérieusement étayée – de décideurs trop facilement séduits par la nouveauté.

L’introduction d’une langue étrangère à l’école primaire devait transformer le cursus des élèves en langue. Les nouvelles technologies, TNI, baladeurs MP 3 et autres dispositifs innovants sont censés révolutionner l’enseignement secondaire. La perspective actionnelle qu’on estime plus favorable au développement de compétences personnelles a balayé le modèle du tout communicatif, longtemps prédominant.

Hélas, toutes les tentatives mises en œuvre au cours de ces deux dernières décennies pour améliorer durablement l’efficacité de l’enseignement des langues restent vaines : les résultats des évaluations en fin de collège 1 n’incitent pas vraiment à l’optimisme, les écarts entre les élèves les plus faibles et les meilleurs se creusent. Qu’importe, politique de l’autruche ou déni de réalité, on continue à faire comme si apprendre une langue étrangère à l’école relevait de l’activité naturelle.

Pourtant, que de désarroi chez les professeurs d’anglais de collège, dont je suis, isolés dans leur classe et confrontés au quotidien à leur propre échec ! Jour après jour, malgré toute leur bonne volonté et les efforts qu’ils déploient, les erreurs de bon nombre de leurs élèves les remettent en question, les désarçonnent et les dépriment : graphies toujours plus incongrues même si les énoncés ont été maintes fois rencontrés – « Wath ti sio n’aime ? », « Maynemise Alex, I dont no 2 » –, confusions dues à une mauvaise prise d’indices en français – « Peter is John » au lieu de « Peter and John » –, ou en anglais même quand l’énoncé entendu ne contient que du connu – « Today, I’m happy » compris comme « Joyeux anniversaire ! », « My mother’s dog likes cats » comme « Moi ma mère, elle aime les chiens et les chats ! ».
Ce sont là quelques exemples tirés de corpus de recherche sur l’apprentissage des langues étrangères. Ces erreurs recouvrent des obstacles qui dépassent le cadre disciplinaire et font apparaître des zones de résistance situées bien en amont des disciplines, en plein cœur du langage, dans la construction même des relations complexes entre langue et réalité. Les enseignants de français ne sont pas épargnés. Pas plus que les mathématiques qui reposent aussi sur un système symbolique complexe.

Pas étonnant qu’au collège Rouault, d’abord classé ZEP, puis Ambition-réussite, puis Éclair, les nom­breux dispositifs d’aide et de soutien n’aient aucun effet notable sur les performances des élèves. Ces constats récurrents ont poussé une équipe pluridisciplinaire d’enseignants à accepter d’expérimenter une approche innovante transdisciplinaire en prise sur les disciplines scolaires. Le modèle didactique, conçu par une équipe de chercheurs de l’INRP 3, visait à clarifier les relations cachées entre langue et réalité de façon à munir les élèves de repères stables, exploitables pour n’importe quelle langue. Il a fait ses preuves pendant cinq ans dans le cadre d’un protocole expérimental rigoureux : chaque année, une classe de 6 e bénéficiait d’une séance hebdomadaire intitulée « Réfléchir et agir avec la langue », animée conjointement par deux enseignants de la classe, où les élèves, confrontés aux obstacles, devaient pour les résoudre se familiariser avec des démarches mentales nouvelles pour eux 4.

Le pari était simple mais osé : pour faire entrer l’élève dans un système linguistique autre que celui qu’il connaît, pour l’ouvrir à la différence, et pour qu’il la reconnaisse comme telle, il fallait qu’il ait fait l’expérience de cette différence dans une langue qui lui était familière. Ni l’anglais ni le français de l’écrit ou des textes littéraires, ne pouvaient remplir cet office : trop éloignés et en même temps trop familiers pour ébranler le rapport superficiel que l’élève entretient avec la langue de l’école. Il restait le français, le leur, cette langue banale qu’ils utilisent tous les jours, qui résonne naturellement à leur oreille, celle dont la complexité ne les effleure même pas, tant elle est maîtrisée :

« Moi, les araignées, je déteste ! »

Écrit en gros au tableau, un tel énoncé suscite immédiatement l’émoi. Les réactions, toujours les mêmes, ne se font jamais attendre :

« Idriss : C’est pas du français ! 

Deborah : Ça s’dit pas !

Professeur – Mais, vous la comprenez, cette phrase ?

Tous (un brin vexé) : Ben, bien sûr ! »

Sortie de son contexte habituel, transcrite comme de la langue écrite, leur propre langue les choque. Elle a maintenant droit de cité dans la classe, non pas comme moyen de communication, surtout pas, mais comme objet d’étude. Aussi complexe qu’une langue étrangère, c’est avec le français parlé que les élèves vont travailler pour la première fois de façon consciente et contrôlée sur les liens entre langue et réalité.

En effet, lorsque l’élève veut construire un énoncé personnel en langue étrangère, il part généralement de l’énoncé français qu’il a dans la tête. Pour éviter cet écueil, on l’aide à visualiser mentalement la réalité qu’il veut faire partager à son interlocuteur. Par exemple, « Moi, mon petit frère, il déteste les araignées ! » et « Mon petit frère, les araignées, il les déteste ! » renvoient à une même réalité qui peut être exprimée simplement par ses trois éléments essentiels : Frère-détester-araignées. Cette relation est au cœur de notre modèle didactique. On la désigne par ARB, R étant le verbe qui relie l’élément A à l’élément B. Le ARB, souvent illustré par un dessin, peut être pensé ou exprimé dans n’importe quelle langue car changer de langue ne change pas la réalité : Brother-hate-spiders. Retrouver le ARB est aussi une aide pour comprendre : « My mother’s dog likes cats » renvoie au fait d’aimer les chats à propos du chien de ma mère, Chien-aimer-chats. Rien à voir avec « Moi ma mère, elle aime bien les chiens et les chats ! » dont le ARB est Mère-aimer-chiens + chats ! Avec le ARB l’élève apprivoise peu à peu la langue étrangère et aussi sa propre langue. Il en accepte les contraintes car il découvre qu’elles sont autant d’indices de la réalité. Au fil des séances, les liens logiques entre l’énoncé et sa réalité donnent peu à peu du sens aux règles de grammaire, aux notions de sujet et d’accord 5. Pour certains élèves en très grande difficulté scolaire, la prise de conscience du « travail qui se fait dans la tête » a joué un grand rôle dans « le travail qui se voit » et qui s’évalue en cours. Pour tous, langage, logique et abstraction riment désor­mais avec jubilation et imagination : ils ont compris le pouvoir des mots et ils sont prêts à s’en emparer.

Un appui institutionnel fort était indispensable pour assurer la survie du projet « Réfléchir et agir avec la langue ». Cet appui lui ayant été refusé, l’expérimentation nationale a été brutalement interrompue en 2010, l’INRP a été dissous et avec lui la perspective de construire un rapport nouveau au langage dans l’enseignement s’est éloignée. Qui sait, un jour peut-être… mais c’est une « N’Autre histoire » ! ■

Line Audin, professeure d’anglais, chargée de recherche en didactique des langues à l’INRP entre 1989 et 2010.

1. Note d’information - N° 12.04 - avril 2012 (www.education.gouv.fr /cid59590 /les-competences-des-eleves- en-comprehension-des- langues-vivantes-etrangeres- en-fin-d-ecole.html

2. Trois mots, trois syllabes, un calque parfait du français qu’ils ont dans la tête « Je sais pas ».

3. Institut national de recherche pédagogique.
4. Site web d’information sur la recherche et l’expérimentation : http://eurouault.lautre.net/spip

5. En anglais, si l’élément A est unique, alors dans l’énoncé le verbe porte la marque de « s » au présent. Le « s » sur l’élément A ou B renvoie à du multiple.