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À l’école, des pratiques anti-sociales ?

samedi 10 novembre 2012, par Greg

Quand on tape « école Montessori Paris », on a trois adresses, toutes dans l’Ouest parisien
(elles sont également nombreuses dans la banlieue ouest de Paris, qui est également le domaine
des classes supérieures). En cliquant sur l’onglet « frais de scolarité » de ce groupe d’écoles bilingues (fréquent chez Montessori), on note qu’en dehors des extras (semaine poney, semaine de ski en Suisse),
ils s’élèvent à 9 000 € par an. L’association Montessori a comme premier but de « défendre les droits
des enfants en participant au mouvement social universel qui place les enfants au centre
de la société les reconnaissant citoyens du monde »… mais on est très loin du quartier populaire
de Rome où, il y a un siècle, Maria Montessori a construit sa pédagogie 1.

C’est un exemple extrême, juste un rappel que la volonté de respecter le rythme des enfants et de soigner les apprentissages ne va pas automatiquement de pair avec le sens de l’égalité : on pourrait faire les mêmes constations avec des écoles innovantes brésiliennes ou les écoles Steiner en Allemagne.

Ambiguïté sociale de la pédagogie

On répondra, à juste titre, que les écoles Freinet ont, elles, cette préoccupation, et qu’il en est de même dans les mouvements pédagogiques. N’empêche que le risque existe, même s’il prend des formes moins caricaturales que celle des écoles Montessori : les écoles innovantes qui fonctionnent dans le cadre du service public vont attirer des « dérogations positives » de la part de parents de professions intellectuelles (enseignants, médecins, avocats, architectes, etc.) ; c’est souvent un facteur équilibrant, un élément réel d’une « mixité sociale » qui peut là se travailler réellement ; ça peut être aussi une réponse de compromis à des parents inquiets, et qui, ainsi, ­
n’iront pas dans le privé ; ça peut encourager des solidarités au quotidien entre les parents pauvres et les autres, des coups de main précieux quelquefois. Ça peut aussi « déraper » : si dans ces écoles les parents ont plus voix au chapitre, quels parents ? Les autres risquent, quand on n’y prête pas garde, de se sentir encore plus exclus que d’une école « normale » – où là tous les parents sont exclus du fonctionnement 2.

On le voit : si l’on ne veut pas se prendre les pieds dans le tapis, il est indispensable d’avoir des choix clairs et une grande vigilance. Le choix de s’adresser à tous, et d’abord à ceux qui sont le plus loin des objets de savoir car ils ne voient pas ce qu’ils pourraient en tirer (plaisir et pouvoir), implique un souci constant.

Être du côté de « ces enfants-là » n’est pas évident

Pour la plupart des enseignants, ce souci n’est pas présent. Ce n’est pas une accusation, mais un constat : il y a ceux qui enseignent à « ceux qui n’ont pas de problèmes » (ou alors d’un autre ordre, et bien cachés) et ceux-là – il ne s’agit évidemment pas de le leur reprocher – bénéficient de la distance, un autre mot pour tranquillité ; pour ceux qui vivent l’affrontement quotidien avec les gamins… comme un affrontement, justement, il est difficile d’être solidaire de ceux qui vous en font voir de toutes les couleurs. Surtout quand rien ne vous a préparé à ces situations : ce n’est ni en fac, ni dans les ex-IUFM, (dans les écoles du professorat à venir ?) qu’on entend parler de ces chaînes causales qui font que les enfants des classes populaires sont loin des apprentissages 3. Quand bien même Bourdieu et Lahire seraient des lectures obligatoires, il est à craindre que le regard ne changerait guère : la compréhension passe ici par l’expérience d’une part, l’engagement d’autre part. Et, comme disait Brassens pour un autre sujet, « ça ne se commande pas ».

Cet engagement n’est pas toujours politique ou syndical. Chacun peut raconter le cas de ces super-militants impitoyables en conseil de discipline de collège ou de ces collègues un peu à l’écart de « tout ça » rappelant en conseil de classe ou de maîtres l’exiguïté d’un logement et prenant à part des élèves pour, dans une autre ambiance que celle de la classe, faire preuve d’une empathie experte.

Le piège des supériorités

Cet engagement demande en tout cas d’admettre que l’enseignant n’est pas « hors société », qu’il est socialement situé. Travailleur ? Certainement, mais dans les sphères protégées du salariat (risques physiques faibles 4, salaire décent, garantie de l’emploi), membre de ces fameuses « classes moyennes » : l’appellation est trompeuse, mais peut-on se dire « prolétaire » quand on est prof ? Dans de nombreuses situations (prof de lycée, enseignants du secondaire dans beaucoup de villes de province), l’enseignant est un petit notable : petit, mais notable.

Plus encore, la fonction enseignante, malgré les jérémiades sur le manque de reconnaissance, est vécue comme une fonction à part : elle prend la suite, on l’a souvent dit, des dignités ecclésiastiques parce qu’elle assure la fonction, cruciale dans toutes les sociétés, de transmission d’un corpus de connaissances et de croyances. Difficile de ne pas se sentir « au-dessus », sinon dans l’échelle sociale de façon classique (revenus, patrimoine), du moins en « qualité », quelque part entre le médecin et le prêtre d’autrefois – ceux d’aujourd’hui se contentant de sauver les meubles pour notre partie du monde 5.
Il y a enfin le fait d’être « grand » parmi les « petits » 6, adulte au milieu d’enfants… tout ça, ça fait beaucoup de « supériorités » qui ne poussent pas tellement ni à la modestie ni – puisque c’est notre sujet – à la solidarité !

La réalité sociale et les représentations des enseignants sont marquées par ces facteurs bien présents et bien peu conscients. Il va falloir faire preuve de pédagogie (connaissance des réalités, persévérance, art des opportunités) pour aller vers une pédagogie sociale à l’école. ■

 Jean-Pierre Fournier,
N’Autre école.

1. Laurent Ott évoquait le « cas Montessori » sous un autre angle dans l’interview de notre n° 31 (p. 5).

2. Voir par exemple N’Autre école, numéro 30, p. 9. Mais attention : cette prise en compte du social n’a rien à voir avec l’accusation malhonnête des anti-pédagos
qui prétendent que le choix pédagogique est inadapté aux enfants des classes populaires !

3. On a souvent évoqué la question
de l’origine sociale des enseignants ;
on peut douter qu’il s’agisse d’un bon facteur explicatif, les enseignants d’origine populaire étant souvent plus durs que les autres au motif qu’eux « y sont arrivés », qu ’ « il suffit de se donner du mal », etc.

4. C’est un collègue un peu réac qui
le rappelait quand le chauffagiste
d’une société d’entretien a eu la main arrachée : « nous, on connaît pas ça ».

5. La fameuse phrase de Sarkozy sur l’instituteur et le curé a plus fait rire qu’indigné : quel anachronisme !

6. Cf. Korczak et notamment sur le site de l’AFJK http://korczak.fr/ la rubrique « poncifs » – onglet « textes ».