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Nous sommes tous des sans-papiers ! Ou la représentation des sans-papiers en littérature pour la jeunesse

mercredi 9 novembre 2011, par Greg

Article de Claire Hugon pour N’autre école, reprenant des idées développées dans « La représentation des sans-papiers en littérature pour la jeunesse : un engagement contemporain ? », mémoire de Master 1 Littérature pour la jeunesse, Université du Maine, sous la direction de Sylvie Servoise.

À lire en complément de cet article la bibliographie en littérature pour la jeunesse sur le thème des sans-papiers.

La littérature pour la jeunesse n’hésite pas à se confronter à des thèmes « sensibles » comme le prouvent les notes de lecture de N’autre école ainsi que les dossiers qu’elle consacre à la guerre d’Espagne, à la précarité ou aux sans-papiers. Sur ce thème, voici un article qui, à partir d’exemples précis tirés de certains romans pour la jeunesse, analysera les caractéristiques de cette production pour la jeunesse. Cette analyse permettra de mieux cerner les ouvrages abordant ce thème, voir en quoi ils ressemblent ou diffèrent de la production pour la jeunesse en général. Ce dossier posera aussi la question de l’engagement en littérature pour la jeunesse et pourra offrir des pistes pour une exploitation pédagogique.

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Pourquoi mener une analyse de la thématique des sans-papiers en littérature pour la jeunesse ? Sujet sensible par excellence, aux confluences du politique et du social, on peut se demander comment la littérature pour la jeunesse s’empare de ce thème délicat tout en respectant les contraintes que lui impose l’âge de son destinataire. Alors que la production en littérature générale prend souvent parti pour cette cause dès lors qu’elle aborde le sujet, les auteurs pour la jeunesse peuvent-ils, doivent-ils rester neutres ou au contraire sont-ils nécessairement dans un engagement qu’impliquerait cette thématique ? Pour mener à bien cette réflexion, nous nous efforcerons d’abord de proposer un panorama sur cette production ; après cette vue d’ensemble, il s’agira d’examiner le degré d’engagement des auteurs à partir de certains titres précis, en adoptant un point de vue plus littéraire : les ouvrages remplissent-ils une fonction d’information, de dénonciation, de proposition ?

Parmi les ouvrages édités ces vingt dernières années en littérature pour la jeunesse, nous avons recensé environ 80 ouvrages sur le thème des sans-papiers (cf bibliographie). Cette production, non négligeable, s’est accrue depuis la fin des années 1990, ce qui s’explique par l’ampleur médiatique qu’a pris ce sujet suite à l’occupation de l’église Saint-Bernard à Paris en 1996. L’ouvrage de Marc Cantin, Moi, Félix, 10 ans, sans-papiers, publié en 2000, était assez précurseur, et il est presque devenu un classique contemporain, largement plébiscité par l’Éducation nationale (suite à son succès, deux autres tomes ont d’ailleurs complété le récit par la suite).
La plupart des ouvrages édités sont des ouvrages de fiction, et soulignons effectivement le peu de documentaires s’intéressant au sujet. A noter la parution de Territoire interdit : les sans-papiers, boucs émissaires dans la collection « J’accuse » chez Syros, réédité sous le titre Paroles clandestines, qui aborde les aspects politiques, historiques, juridiques du sujet. La majorité des récits sont des romans s’adressant à un public déjà lecteur, et c’est à cette partie de la production que nous nous intéresserons ici. Il faut pourtant souligner l’apparition d’un certain nombre d’albums s’adressant à des enfants plus jeunes qui ont vu le jour ces dernières années.

Les romans qui abordent le thème s’inscrivent dans une certaine catégorie d’ouvrages qui laissent une large place aux préoccupations sociales, catégorie que l’on peut définir comme étant des « textes réalistes ». Joëlle Turin définit ces derniers comme « ancrés le plus souvent dans une réalité contemporaine, qui font la part belle aux problèmes familiaux, tribaux, sociaux ». Il paraît alors logique qu’à côté des thèmes comme le racisme, l’immigration, le thème des sans-papiers soit présent. Répondant à un goût des jeunes pour le réel, ces ouvrages incitent également le lecteur à appréhender le monde qui l’entoure et à y trouver sa place. C’est en l’informant de cette situation que l’auteur franchit un premier pas dans l’engagement : le lecteur ne peut plus se dire innocent et se doit ensuite de réagir en son âme et conscience. C’est l’idée de Jean-Paul Sartre qui énonçait : « la fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne s’en puisse dire innocent. ». Les ouvrages abordant le thème des sans-papiers remplissent de manière générale assez bien cette fonction d’information. Ils peuvent apporter des renseignements juridiques, historiques ou politiques sur le sujet ; mais les ouvrages s’attachent pour la plupart à montrer avant tout le quotidien des sans-papiers et les difficultés matérielles, sociales, psychologiques que cette situation engendre. Les lecteurs seront d’autant plus réceptifs à cette partie informative que les ouvrages cherchent à créer un effet d’empathie voire d’identification avec le personnage : narration à la première personne, récit « ici et maintenant », discours oralisé, tous les ingrédients sont présents pour une stratégie de tension et de proximité. Autre manière d’accrocher le lecteur avec le journal intime de Loriane K., qui témoigne de sa situation de sans-papiers au quotidien dans Clandestine : le journal d’une enfant sans-papiers.

La part de fiction est plus ou moins importante selon les œuvres et les auteurs privilégient selon les cas l’apport de renseignements ou la mise en récit des faits. Ainsi, Ibrahim, clandestin de quinze ans, décrit fidèlement le parcours-type d’un jeune Africain dans son voyage jusqu’en Europe et les difficultés rencontrées dans la « jungle » de Calais : l’auteur se fonde d’ailleurs sur de nombreuses recherches documentaires et sur la rencontre avec des témoins directs ; au contraire, Jean-Paul Nozière se contente des renseignements nécessaires à la mise en contexte du récit dans Tu peux pas rester là. Il fait du sigle « OQTF » le symbole de la menace qui pèse sur les principaux concernés sans restituer de manière exacte toutes les conséquences de cette décision. Globalement, on retrouve dans ces ouvrages des faits dont on devine qu’ils ont été inspirés aux auteurs par les nombreux faits-divers qui jalonnent régulièrement l’actualité médiatique. A la lecture de ces titres, le jeune lecteur prend donc conscience du problème des sans-papiers et des conséquences humaines d’absence de titre de séjour sur le quotidien des personnes concernées.

Une deuxième manière de s’engager est la dénonciation injuste de cette situation, qui implique une prise de parti de la part de l’auteur. Dénoncer la réalité, cela implique de ne pas édulcorer la réalité et notamment en fin d’ouvrage. L’auteur (ou l’éditeur) se trouve donc confronté à un dilemme entre le respect de l’âge du jeune lecteur, le besoin de ne pas le désespérer et la nécessité de lui ouvrir les yeux sur une situation plutôt sombre. En cela, la plupart des auteurs semblent trouver un équilibre : si les personnages sont expulsés, l’espoir est souvent présent (espoir de revenir, ou de revoir son ami, comme dans Un clandestin aux Paradis). Le plus souvent, l’expulsion peut être évitée, au moins provisoirement, laissant une fin ouverte. Bref, la plupart des ouvrages trouvent un juste milieu entre réalisme et pessimisme, et très peu d’ouvrages se terminent de manière complètement pessimiste : c’est cependant le cas avec Le voyage clandestin de Loïc Barrière. Cet équilibre se retrouve dans la présentation des personnages entre Bons et Méchants : si les héros sont globalement présentés sous leur meilleur jour, le manichéisme est moins évident dans le portrait des forces de l’ordre, souvent négatif mais que viennent contrebalancer des figures plus humaines. La plupart des ouvrages se cantonnent à cette dénonciation de situations individuelles qui s’apparente à une défense des droits de l’homme et à un respect de la dignité humaine, et restent « politiquement corrects ».

Quelques-uns cependant franchissent un pas supplémentaire dans l’engagement en dénonçant non plus des situations individuelles mais en montrant du doigt le système sur lequel se fonde l’existence des sans-papiers. Les personnages des récits deviennent alors les porte-parole d’un groupe de valeurs plus ou moins positives. Les auteurs se doivent alors d’aborder des sujets politiques sensibles et tentent de faire passer un message, les rapprochant ainsi du roman à thèse. Ainsi Marie-Aude Murail dans Vive la République !démonte les intérêts économiques et le système libéral au profit du respect des droits humains et de l’égalité, valeurs que peut offrir l’école laïque. Cette opposition se cristallise entre Louvier, patron de restaurant ignoble prêt à tout pour augmenter la rentabilité de son restaurant et Eloi, jeune révolutionnaire engagé dans un collectif anti-pub et défendant les valeurs solidaires. Christophe Lambert dans Le dos au mur, il dénonce la corruption politique, utilisant la science-fiction pour permettre une vision critique de la société actuelle. Le mur à la frontière entre le Mexique et les États-Unis amènent beaucoup de clandestins à prendre des risques pour tenter leur chance. Diego est de ceux qui vont au cours d’un jeu de télé-réalité tenter d’échapper aux forces de l’ordre. Même si les ouvrages restent prudents et ouverts, quelques-uns osent donc apporter les problèmes politiques de front. Notons que ces derniers s’adressent à des lecteurs adolescents qui ont plus d’esprit critique.

Dans ces romans notamment, l’opinion du lecteur est orientée d’une certaine manière par de multiples stratégies littéraires qui l’incitent à éprouver de la sympathie pour certains personnages et à s’insurger contre ce système injuste envers eux. Les romans peuvent alors basculer dans l’idéologique et opter pour une forme de persuasion que Daniel Delbrassine nomme « pédagogie invisible ». La littérature pour la jeunesse semble donc conserver une dimension morale, en ce sens qu’elle est porteuse de valeurs à transmettre au lecteur.

Une manière de s’engager et d’engager le lecteur aurait aussi pu être d’offrir des propositions d’action face à la situation des sans-papiers. Or, plusieurs raisons empêchent toute réelle proposition de solution : la complexité du sujet d’abord, la modération nécessaire sur le plan politique ensuite, et enfin l’âge du destinataire qui empêche toute incitation à l’action. Les seules actions proposées dans les récits le sont pour des cas individuels, et confèrent de l’entraide et de la solidarité qui émanent souvent du quartier, de l’école. Elles prennent la forme de manifestations, d’actions de désobéissance civique en cachant des enfants sans-papiers, et obligent chacun des acteurs à se positionner, à montrer ses vraies valeurs. Les enfants jouent alors un rôle important de sensibilisation, car c’est souvent par leur biais que les parents rencontrent cette situation. Nous relevons que ce type d’actions est donc largement influencé par le travail de RESF qui se bat dans l’urgence pour des situations individuelles. Le revers de la médaille de ce moyen d’action est aussi présent : ne sont défendus que les cas les plus « justifiables » (ainsi de Mei et sa mère, bien intégrées, dont la présence en France est plus défendable que celle d’autres Chinois, dans Tu peux pas rester là), une façon également de cautionner la politique « du cas par cas ».

Certains ouvrages adressés aux adolescents évoquent la possibilité de la révolte et de l’indignation, comme c’est le cas dans Un clandestin aux Paradis de Vincent Karle, mais ils montrent aussi que celle-ci doit être mesurée et se transformer en action positive, loin de la désespérance.

En conclusion, les ouvrages qui abordent le thème de l’immigration clandestine reflètent la production éditoriale pour la jeunesse actuelle, en jouant leur rôle premier de socialisation, c’est-à-dire qu’ils permettent au jeune lecteur de prendre conscience de l’injustice dans la société actuelle mais surtout de l’intégrer et d’y trouver sa place sans la remettre en question de manière trop importante. Pour répondre à l’une des questions posées par le dossier N’autre école sur les sans-papiers de savoir si la littérature pour la jeunesse est militante ou plutôt humaniste, il apparaît ici qu’elle se soucie davantage de valeurs consensuelles et de destins individuels plutôt que de combats collectifs et de militantisme. En cela, cette production se conforme à la littérature pour la jeunesse qui se pense en terme d’adresse à un public particulier et diffère largement de la littérature générale, qui, lorsqu’elle choisit un tel thème, n’hésite pas à être militante voire véhémente.