Secrétariat international de la CNT

Quelques notes sur l’insurrection professorale en cours au Mexique

Publié le lundi 29 avril 2013

Depuis un peu plus de deux mois, se développe au Mexique un mouvement de lutte chaque fois plus ample et plus déterminé au sein du professorat mexicain, en rejet de la « réforme éducative » que compte mettre en œuvre le gouvernement priiste néo-libéral d’Enrique Peña Nieto. La « réforme éducative », annoncée par Peña Nieto dans son discours d’investiture le 1er décembre 2012 dernier, et mise en branle à peine une dizaine de jours plus tard, compte procéder à la modification de 2 articles de la constitution mexicaine, l‘article 3 et l’article 73, afin de transformer l’organisation de l’éducation au Mexique d’un modèle corporatiste, issu des années post-révolutionnaires mexicaines, où les syndicats jouaient un rôle central dans la définition de l’organisation des métiers (avec tout ce que cela peut également impliquer en terme de corruption et de clientélisme), à un modèle néo-libéral, fondé sur des préceptes d’administration et de gestion du personnel issu du monde privé connus sous le nom générique de « gestion de la qualité totale » (Total Quality Management, TQM en anglais).

Cette nouvelle procédure de supervision, devant remplacer la traditionnelle négociation syndicale de mise dans les systèmes corporatistes par l’évaluation informatisée des « compétences », vise à terme à fomenter la redistribution des ressources économiques allouées au secteur éducatif en fonction des « performances » obtenues par les établissements et les maîtres d’école (indépendamment, évidemment, du contexte social d’origine, totalement nié par le modèle social néolibéral). Il vise également à ouvrir le système éducatif aux acteurs privés, censés être plus « compétitifs », ainsi qu’à normaliser au sein du système éducatif les « compétences » nécessaires à l’intégration au sein du marché du travail mondial.

En Amérique latine, c’est tout d’abord au Chili que ce modèle a été appliqué dans les années 80 par les maîtres à penser néo-libéraux, avant d’être peu à peu imposés aux différents pays du continent au travers de différents think-tank et des pressions exercées par les institutions internationales : FMI, BID, ou Banque Mondiale… (lire l’article Las reformas educativas neoliberales en Latinoamérica, López Guerra, S. y Flores, M., 2006 : http://redie.uabc.mx/vol8no1/contenido-lopez.html ).

Au Mexique, c’est l’OCDE (dont le secrétaire général est actuellement José Ángel Gurría, un priiste néo-libéral mexicain) qui s’est tout particulièrement chargé durant les dernières années, de concocter les réformes jugées nécessaires à une relance de la compétitivité et de « l’attractivité économique » du pays. « Le Mexique nécessite des réformes éducatives pour être compétitif », préconisait déjà en 2011 l’organisme basé dans le 16e arrondissement parisien (http://mexico.cnn.com/nacional/2011/02/01/mexico-necesita-reformas-educativas-para-ser-competitivo-dice-la-ocde).

Et comme l’explique très bien le journaliste Luis Hernández Navarro dans une chronique du quotidien La Jornada, la réforme éducative promue par Enrique Peña Nieto et approuvée le 20 décembre dernier par le congrès mexicain reprend quasi tel quel les conclusions de « l’accord de coopération OCDE-México pour l’amélioration de la qualité de l’éducation dans les Ecoles du Mexique », publiées dans Mejorar las escuelas : estrategias para la acción en México de 2010 et Establecimiento de un marco para la evaluación e incentivos docentes : consideraciones para México de 2011 (http://www.jornada.unam.mx/2013/01/22/opinion/023a2pol).

Pour arriver à imposer cette réforme préconisée par les grands bailleurs de fonds internationaux, le gouvernement de Peña Nieto n’a cependant pas hésité, en février dernier, à déboulonner un des piliers jugés inébranlables du système politique clientéliste mexicain, en incarcérant Elba Esther Gordillo, la dirigeante impitoyable de ce qui était jusqu’alors le plus puissant syndicat mexicain, le syndicat national des travailleurs de l’éducation, qui par l’ampleur phénoménale de ses avoirs financiers et le contrôle exercé dans tout le pays par ses agents sur le dépouillement des votes électoraux, constituait jusque-là un bunker historique des modes de fonctionnement clientélistes du PRI. Une modification en profondeur des équilibres politiques jusqu’alors à l’œuvre au sein des classes dirigeantes mexicaines…

Mais la réforme, qui prévoit la précarisation généralisée de l’emploi professoral par sa soumission aux « évaluations administratives » d’un organisme central, ainsi que la décentralisation de l’attribution des ressources éducatives afin de promouvoir la « mise en compétition » des établissements scolaires pour l’attribution des ressources, tombe toutefois sur un os : la mobilisation de plus en plus générale, depuis deux mois, des professeurs et maîtres d’école issus des Etats les plus pauvres du pays, où depuis de nombreuses années dominait l’opposition sociale et la dissidence syndicale.

Guerrero, Michoácan, Chiapas, Oaxaca : dans les quatre États les plus pauvres du pays, les syndicats « démocratique » affiliés pour la plupart au front dissident de la Coordination Nationale des Travailleurs de l’Education (CNTE), multiplient depuis plusieurs mois manifestations, grèves, blocages de route et occupation de bureaux administratifs, afin d’obtenir, État par État, des dérogations à la réforme de l’Éducation promue par Peña Nieto, et obtenir des politiques éducatives régionales distinctes, fruit des négociations et des rapports de force avec les coordinations professorales en dissidence de chaque État.

Si le combat paraissait jusqu’en avril en relative défaveur des professeurs et maîtres d’école, la tentative d’Enrique Peña Nieto, début avril dernier, de disperser par la force des milliers de professeurs de l’État du Guerrero bloquant « l’autoroute du soleil » conduisant aux stations balnéaires d’Acapulco (blocage effectué en pleine période de vacances pour les Mexicains), a entraîné depuis un mois une réelle radicalisation et montée en puissance du mouvement. Suite à la répression, au Guerrero, le front syndical s’est élargi à la constitution d’une Assemblée Populaire du Guerrero (APG) sur le modèle du soulèvement de l’APPO en 2006 à Oaxaca, et a procédé de nouveau à des manifestations-blocages monstres, réunissant par exemple jeudi 18 avril dernier près de 100 000 personnes, pour un nouveau blocage de l’autoroute du soleil ainsi que du siège du parlement local. Le mouvement professoral y rencontre le soutien des nombreuses organisations populaires et indiennes, et tout particulièrement de la coordination des « polices communautaires », structures d’auto-défense armées basées sur des assemblées communautaires, instaurées par des régions indiennes de l’État et en lutte depuis des années contre la délinquance générée par les cartels du narcotrafic.

Du Guerrero, État le plus en pointe dans la lutte contre la réforme éducative où des dizaines de milliers de professeurs sont ainsi en grève depuis le mois de février 2013, la radicalisation s’est depuis étendue ce week-end du 19 et 20 avril au Michoácan, où des dizaines de milliers de professeurs sont entrés en grève illimitée depuis ce lundi 21, et au Chiapas, où plusieurs milliers de professeurs menacent d’en faire autant. Du côté des étudiants, la radicalité est à l’œuvre la aussi dans le Guerrero et le Michoácan, où les blocages de routes et occupations éclairs se succèdent de la part des jeunes des « Normales rurales » (système de formation de maîtres d’école paysans, datant de l’époque socialisante de Lazaro Cardenas dans les années 1930), ainsi que de celle des étudiants des « CCH » de la capitale fédérale, en lutte eux contre la privatisation déguisée de leurs institutions scolaires, héritées des avancées libertaires du mouvement post soixante-huitard mexicain, et qui, armés de bâtons et protégés par des cagoules, occupent depuis plusieurs jours le rectorat de la UNAM, la plus grande université d’Amérique latine.

Quant à Oaxaca, bastion historique du professorat rebelle, à l’origine de l’insurrection de 2006, la politique amadouante et conciliatrice du gouverneur de l’Etat, Gabino Cué (centre-gauche), a jusqu’ici contenu la révolte aux manifestations et blocages ponctuels des routes par les très nombreux maîtres d’école de la fameuse « section 22 ». Si Gabino Cué se veut d’un côté conciliant et ouvert aux exigences de la section 22 quant au contenu des réformes législatives, la radicalité du gouvernement fédéral, du PRI et du PAN pour imposer le nouveau système éducatif néo-libéral indistinctement dans tout le pays, risque là aussi d’entraîner le retour d’actes de contestation bien plus radicaux de la part de la part des membres du syndicat dissident. Quant au reste des États du Mexique, une diffusion du mouvement est très envisageable, et constituera sûrement l’un des enjeux des rencontres nationales de la Coordination Nationale des Travailleurs de l’Education, qui va se réunir du 25 au 27 avril au sein de la capitale.

Un conflit donc qui, ajouté à la démultiplication des révoltes contre les exploitations minières, barrages hydro-électriques et autres méga-projets des multinationales, pourrait quasiment pousser le Mexique dans une situation pré-insurrectionnelle…

Notes de dernière minute :

Au Guerrero, suite à la décision des partis politiques du parlement local de ne pas faire cas des objections faites par les maîtres d’école à la proposition de réforme de la loi sur l’éducation, le mouvement se durcit encore plus, et ce mercredi 24 avril, lors de la manifestation consécutive organisée par l’Assemblée Populaire du Guerrero, des milliers de personnes rageuses procédèrent à la destruction des bureaux locaux des différents politiques ainsi que du secrétariat général de l’Etat.

Dans la capitale du Mexique, c’est cependant l’occupation par des élèves encagoulés du rectorat de la UNAM, plus grande université d’Amérique latine, qui continue de faire l’actualité. Tandis que médias, autorités universitaires et partis politiques appellent à une intervention policière musclée contre l’occupation et à l’arrestation des instigateurs du mouvement, la solidarité avec l’occupation commence à croître, des étudiants d’une autre université métropolitaine, la UAM, ayant décidé

d’occuper une de leurs facultés.

Dans les deux cas, l’absence de dialogue et l’appel à une répression « exemplaire » de la part des autorités laissent augurer d’une prochaine radicalisation encore plus forte du conflit en cours.

Siete Nubes

(25-04-13)

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