Le sang tache tes mains, ton front ne rougit point / On est jeudi 3 octobre…

Nous publions deux textes : un très personnel, l’autre plus collectif.

On est jeudi 3 octobre et je ne suis pas triste. Jeudi dernier, présent devant l’école Méhul j’étais triste. Mais ce n’est plus pour moi le temps de la tristesse. Ses ami·es, sa famille, ses collègues sont évidemment tristes de la perte d’une proche, mais Christine n’est pas une de mes proches, moi, j’ai de la haine contre une institution qui tue mes camarades. Je ne suis pas en colère contre un dysfonctionnement, j’ai de la haine envers un fonctionnement.

Je suis prof à Pantin. Samedi 7 septembre, la première semaine de la rentrée, un de mes élèves est mort dans des circonstances ignobles. L’équipe enseignante a demandé à se réunir le lundi suivant à 15h pour en parler, pour nous, pour savoir ce qu’on dit aux autres élèves, pour savoir ce qu’on fait. La direction a accepté, le rectorat a refusé qu’on se réunisse en plénière aux heures de cours et ne nous a donné aucune consigne. Rien. Ils ne nous veulent pas du bien, ils veulent qu’on fonctionne.

Le taux de suicide chez les enseignant·es est 2,5 fois supérieure à la moyenne des autres professions. À chaque fois la même position de l’institution : « c’était une personne fragile, ça n’a rien à voir avec le travail ». Christine a bien fait attention à ce que cette fois-ci sa mémoire ne soit pas « salie », pour reprendre ses mots. Elle est morte au travail, en écrivant une lettre avec un en-tête éduc’nat, où elle ne parle que du travail. Cette fois-ci ils ne pourront pas dire : « c’était une personne fragile, ça n’a rien à voir avec le travail ».

J’ai trainé dans plusieurs établissements du 93, à Pantin, à Rosny. Et bien souvent, là où un chefaillon particulièrement abjecte écrasait des collègues, on devait essuyer les larmes des camarades. Heureusement, bon nombre d’entre eux.lles ont quitté l’éduc’nat avant de craquer. L’institution a toujours été au courant, mais elle ne nous veut pas du bien, elle nous laisse dans notre souffrance, elle construit notre souffrance. Le management par la violence est la règle, pas un dysfonctionnement.

Lors d’une réorganisation absurde et inutile du service des agent·es, une agente, forcée de rester nettoyer le lycée après 19h, a demandé de le faire plutôt le matin, pour s’occuper de son fils handicapé de 14 ans. La réponse des « ressources humaines » : « si vous n’êtes pas contente vous pouvez toujours changer de métier ».

Ces gens-là ne sont pas nos partenaires, ce sont des ennemis.

Que nous propose l’institution suite au suicide de Christine ? De transformer nos collègues directeur·rices d’école en chefaillon, de mettre les maître·sses sous la tutelle d’un personnel de direction. Quelle ignominie que de profiter du suicide d’une camarade pour nous refiler leur autoritarisme frelaté, celui-là même contre lequel on s’est battu. Le seul recul du gouvernement suite à la mobilisation de l’an dernier revient par la fenêtre en utilisant nos morts.

Nous sommes fatigué·es de lutter pour nos élèves contre l’Institution : les OQTF, les jeunes majeur·es, les mineur·es isolé·es,… La nouvelle saine croisade de notre ministre : déscolariser des enfants sans papier de plus de 16 ans. Comment peut-on imaginer que quelqu’un qui cherche à déscolariser des enfants est un partenaire ?

Nous sommes fatigué·es des tâches absurdes administratives, des évaluations forcées et permanentes, CP-CE1, 6ème, 2nd, du bac qui commence en début de première, nous devenons des machines à évaluer pour le plaisir de Blanquer.

Nous sommes fatigué·es des programmes interminables, nous sommes fatigué·es des merdes numériques à remplir tous les 3 jours, des cahiers de textes en ligne, des livrets numériques, nous sommes fatigué·es de ne plus travailler – car notre travail à nous c’est d’apprendre des choses à des enfants, ce n’est pas de trier, de mesurer, de compter, d’orienter, de sélectionner.

Et pour celles et ceux qui veulent continuer de travailler, qui refusent les injonctions absurdes : le bâton. Nos maîtres ne supportent pas le désaccord. Nous ne sommes pas là pour travailler, nous sommes là pour fonctionner. Nous ne sommes pas là pour servir le public, nous sommes là pour servir le gouvernement. Les camarades du collège République le savent bien, les camarades du lycée Suger également : si tu te bats ils t’écrasent.

Toutes ces horreurs ne sont pas des dysfonctionnements, pour eux, le suicide d’une camarade n’est qu’une perte collatérale malheureuse d’un système fonctionnel, malheur essentiellement médiatique, on peut mourir mais en silence.

Le recteur de Besançon l’a dit : « ce qu’on demande à notre système, c’est de former des êtres adaptables, plus adaptables demain qu’aujourd’hui. Que les professeurs donnent l’exemple ; ils ne sont quand même pas menacés. »

On sait ce qu’ « adaptables » veut dire, comme nos camarades d’EDF ou de France Telecom, se faire tordre sans se briser. Nous ne voulons pas former des êtres adaptables, nous ne sommes pas adaptables, nous ne voulons pas de leur flexibilité.

Ils ne nous veulent pas du bien, ces gens-là ne sont pas des partenaires. Ces gens-là ne sont pas des collaborateurs. Je ne partage aucun labeur ni avec Blanquer ni avec notre recteur Auverlot. Ils ne vont pas comprendre notre souffrance car on la leur explique bien gentiment lors des instances de cogestion, ils connaissent notre souffrance, ils font notre souffrance. Ce sont des ennemis, rendons-leur coup pour coup. Nous, on a un mort.


Le sang tache tes mains, ton front ne rougit point.

Il y a une semaine, Kewi, 15 ans, a été tué d’un coup de couteau aux Lilas. Une tribune qui s’adresse aux responsables. Ils n’auront pas à se reconnaître, nous les nommons.

« Tout l’océan du grand Neptune arrivera-t-il à laver ce sang de ma main ? Non, c’est plutôt ma main qui teindra d’incarnat les multitudes urbaines, changeant tout ce béton en une étendue rouge. »  presque Macbeth, acte II scène 2.

Le Monde l’a classé dans les faits divers. Fait divers… fait divers… Quel fait ? Au milieu de quoi ? « Un adolescent est mort aujourd’hui en France. » « Une vie supprimée, deux, trois ou quatre vies ruinées. » Il y a une semaine, Kewi, 15 ans, a été tué d’un coup de couteau aux Lilas. Le jour d’avant cette mort, nous étions à Bobigny, au cœur du rassemblement à la mémoire de Christine Renon, notre collègue qui s’est suicidée sur son lieu de travail, l’école maternelle Mehul de Pantin. Dans la foule, on scandait «Macron complice, Blanquer assassin».

En juin, nous étions parmi les enseignant·e·s que le gouvernement qualifiait de « terroristes » parce que nous participions à la rétention des copies. Nous étions de celles et ceux qui accomplissaient « quelque chose de sacrilège ».

Il y a quelques semaines, nous faisions notre rentrée. Dans un lycée de Saint-Denis, un élève de 2de s’est fait tabasser au matin de son premier jour de classe. Et à la pause, entre nous, on avoue mal à l’aise que c’est de ça dont on a peur. Ça. Un mort. La mort d’un·e de nos élèves, la mort d’un·e de leurs enfants.

Entre les mots qu’on ose à peine laisser sortir, les slogans de la foule et les épithètes du gouvernement, il y a un point commun : la mort violente. Subie par des adolescents de Seine-Saint-Denis, donnée par des adolescents de Seine-Saint-Denis, quand ce n’est pas par la Police.

Alors ? Content·e·s ? Ils s’entretuent ! Vous savez, ces adolescents dont vous ne savez pas quoi faire, cette jeunesse qui vous encombre, ces filles et ces garçons que vous voudriez trier sans avoir jamais eu la curiosité d’apprendre à les connaître.

Ils s’entretuent parce que vous laissez faire. Ils s’entretuent parce que ça vous arrange bien. Ils s’entretuent aujourd’hui parce que depuis des années vous laissez pourrir ce département, vous dépouillez les services publics, vous asphyxiez les associations, vous laissez croître la misère et vous organisez le désespoir.

Si vous saviez notre haine et notre mépris !

… et pourtant vous n’en rougiriez même pas.

Vous avez permis que meure un garçon de quinze ans et qu’un autre devienne un assassin.

Vous n’avez tenu compte d’aucun de nos cris d’alarme.

Vous avez, en toute connaissance de cause, fait le lit de cette violence meurtrière. Puisse le torrent laver votre cynisme plutôt qu’emporter leur jeunesse !

Et maintenant, venez. Venez voir de vos yeux, entendre de vos oreilles, venez et montrez-nous vos fronts qui ne rougissent pas. Regardez-nous en face et soutenez si vous l’osez que leur sang n’a pas taché vos mains.

« Le sang tache tes mains, ton front ne rougit point » : alexandrin, Racine, Macbeth… parce que ce n’est pas un fait divers, c’est une tragédie. Ne vous y trompez pas, Le Monde. Une foutue tragédie où la fatalité n’a rien de transcendant ; le destin à l’œuvre, ici, a plus d’un nom et d’un visage : MM. Auverlot, Blanquer, Macron, Leclerc, Castaner, Mmes Pécresse et Isnard. Comptez-vous. Tenez-vous bien chaud. Vous êtes tou·te·s responsables du climat de violence dans lequel est la Seine-Saint-Denis ! N’oubliez pas, vous êtes responsables.

Nous pouvons encore nous regarder dans une glace. Le jour où vous ne pourrez plus le faire car le sang montera à vos visages : nous serons plus nombreuses et plus nombreux, nous serons partout, soudé·e·s, mu·e·s par une colère et une rage qui vous dépassent depuis des lustres.

Collègues, camarades et ami·e·s, il est grand temps de désigner les coupables et de continuer le combat ! Nos élèves et leurs parents n’ont rien à perdre. Nous n’avons rien à perdre. Alors, en avant !

Des enseignant·e·s de Seine-Saint-Denis