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L’Affaire Durand, la revue de presse

- Le Monde diplomatique, octobre 2010

L’affaire Jules Durand - Il y a cent ans, un « Dreyfus ouvrier »

En novembre 1910, le syndicaliste havrais Jules Durand était condamné à mort à la suite d’une machination patronale doublée d’une erreur judiciaire. Aujourd’hui oubliée, cette affaire suscita de vifs débats au sein d’une gauche française alors tiraillée entre les « renégats » du gouvernement et les tenants de la guerre sociale.

Neuf septembre 1910. Sur les quais brumeux du port du Havre, un homme est tué par une bande en colère. Banale bagarre d’ivrognes. Mais l’affaire prend une autre tournure lorsqu’on apprend que la victime, le charbonnier Louis Dongé, est un « jaune », un briseur de grève. Ce qu’on appelle, à l’époque, un « renard ». Jules Durand, secrétaire du syndicat des charbonniers du Havre, est arrêté. Et la grève qu’il menait depuis trois semaines s’interrompt brusquement...

Ainsi débute l’affaire Durand (1), qualifiée à l’époque d’« affaire Dreyfus ouvrière ». Car Jules Durand, comme Alfred Dreyfus quelques années plus tôt, va être victime d’une erreur judiciaire alimentée par les phobies du moment. Dans le contexte des rivalités franco-allemandes, les nationalistes avaient fait de Dreyfus, juif d’origine alsacienne, le coupable idéal. Dans le climat de guerre sociale qui agite la France une décennie plus tard, c’est sur Durand, prolétaire, syndicaliste et anarchiste, que s’acharne le destin.

Le destin, et la Compagnie générale transatlantique. Symbole de la bourgeoisie de la Belle Epoque, qui rêve de croisières intercontinentales dans des salons à dorures, et fleuron du capitalisme hexagonal, la « Transat », toute-puissante sur le port du Havre, est au cœur de l’affaire. C’est pour protester contre sa politique de mécanisation de la manutention que les charbonniers se sont dotés d’un syndicat, en juillet 1910, et mis en grève à la mi-août. C’est pour elle que travaillent les rares non-grévistes qui, comme l’infortuné Dongé, se sont laissé séduire par de coquettes primes. C’est elle, surtout, qui transforme l’incident du 9 septembre en « crime syndical ».

A peine la mort de Dongé connue, les responsables locaux de la Transat poussent une poignée de jaunes devant le magistrat chargé de l’enquête. Terrorisés par la mort de leur collègue, ces derniers s’exécutent. Ils inventent de toutes pièces une invraisemblable histoire. La mort de Dongé, affirment-ils, a été votée à main levée, au vu et au su de tous, en assemblée syndicale. Les chefs syndicaux auraient même fait défiler, devant des centaines de grévistes, les gros bras chargés d’exécuter la sinistre besogne !

Le magistrat ne semble guère surpris par cet étonnant récit. Au contraire. Depuis des années, on s’inquiète dans les beaux quartiers du durcissement du mouvement syndical. A Paris, au Havre, comme dans toutes les villes de France, la Confédération générale du travail (CGT), qui prêche sans relâche la guerre des classes, fait trembler les puissants. Dix ans après l’affaire Dreyfus, qui a permis aux républicains les plus modérés d’accéder au pouvoir, les théories révolutionnaires, portées par exemple par Fernand Pelloutier et Emile Pouget, ont pénétré les profondeurs du mouvement ouvrier. Dans toutes les Bourses du travail, on parle de grève générale, de manifestations, de sabotages, de toutes ces armes qui permettront d’abattre « la république bourgeoise » (2).

A l’été 1910, celle-ci sombre dans la psychose. Avec Aristide Briand, président du Conseil depuis l’année précédente, les possédants pourraient certes se sentir rassurés. Jadis virulent théoricien de la grève générale, l’ancien syndicaliste s’est converti au plus sage réformisme. Mais la gauche ne désarme pas. La SFIO, qui a réalisé un beau score aux législatives d’avril, durcit le ton contre le capitalisme assassin. Quant à la gauche syndicaliste et révolutionnaire, qui rejette l’électoralisme, elle fustige sans relâche le « renégat » Briand — « Aristide la Jaunisse ! » — et titille les « parlementeurs » socialistes, dont la plupart viennent de voter l’« escroquerie » que constitue, selon elle, la première loi générale sur les retraites ouvrières et paysannes...

Pendant que La Voix du peuple, l’hebdomadaire de la CGT, appelle à « affûter les bistouris » pour « crever le monde bourgeois » (26 août 1910), les grèves éclatent de tous côtés. Les cheminots annoncent pour octobre une grève générale qui doit paralyser le pays.

Ce qui rend crédibles les inventions de la Transat, c’est qu’elles collent au plus près aux polémiques de l’heure. En ces temps de révolte sociale et de reniements gouvernementaux, les jaunes, fer de lance du combat antisyndical du patronat, passionnent les gazettes. En réponse, les révolutionnaires revendiquent la « chasse aux renards », sans toujours en définir précisément les limites. Les plus exaltés s’amusent par leurs écrits à effrayer les rupins. Si les hommes d’ordre persistent à encourager les jaunes, menace par exemple La Guerre sociale, le journal de Gustave Hervé, alors « les “rouges”, en partant à la chasse aux renards, auront soin d’avoir en poche “le citoyen Browning” [un revolver] et, à la première résistance à main armée, le renard recevra du plomb dans les reins » (4 août 1910).

A la lecture de tels brûlots, vendus à des dizaines de milliers d’exemplaires et parfois reproduits dans les organes locaux de la CGT, on comprend sans peine comment s’enclenche l’affaire du Havre. Alors que la grève des charbonniers rencontre un incontestable succès, la Transatlantique placarde sur les quais des affiches incendiaires. Elle mobilise l’Union corporative antirévolutionnaire, le syndicat jaune. Et exige de la police qu’elle protège la « liberté du travail ». Les incidents se multiplient — confrontations avec la police, sabotages nocturnes, bagarres... — sans qu’on sache toujours qui en est à l’origine. C’est dans ce contexte que, le 10 septembre 1910, on apprend la mort de Dongé.

A Paris, la presse gouvernementale et patronale l’élève immédiatement au rang de martyr. Versant quelques larmes sur sa veuve et ses enfants orphelins, Le Temps, L’Aurore, Le Capitaliste et les autres crient au « retour de la barbarie » et réclament les châtiments les plus sévères contre le « syndicat du crime ». Après avoir tué dans l’œuf la grève des cheminots, Briand se dit prêt à « recourir à l’illégalité » contre les grèves insurrectionnelles. Autant dire que l’atmosphère manque singulièrement de sérénité lorsque s’ouvre le « procès Dongé » devant la cour d’assises de Rouen, le 24 novembre 1910.

Défendu par l’avocat havrais René Coty, futur président de la République, Jules Durand trouve pourtant au tribunal des alliés inattendus. Le chef de la police du Havre, qui entretient une foule d’indicateurs dans les rangs syndicaux, jure n’avoir jamais eu vent d’assassinat prémédité. Quant à la veuve Dongé, elle refuse de s’en prendre au syndicat : c’est à la Transat et à la mairie du Havre, qui n’ont pas su protéger son mari, qu’elle demande réparation... Mais les jurés passent outre. Convaincus par les fabulations des « témoins » de la Compagnie générale transatlantique et terrorisés par l’anarchisme revendiqué de Durand, ils condamnent le syndicaliste pour « complicité morale »... à la peine de mort !

Soufflée par ce verdict, consciente que c’est elle qui est visée derrière l’anonyme syndicaliste havrais, toute la gauche se mobilise, du socialiste Jean Jaurès à l’anarchiste Sébastien Faure, en passant par les cégétistes Léon Jouhaux ou Georges Yvetot. L’affaire Dongé devient l’affaire Durand. Partout en France, pendant des semaines, des foules vont défiler contre le « crime judiciaire ». Des centaines de réunions publiques seront organisées dans toutes les villes contre cette « justice de classe ». Des milliers de cartes postales à l’effigie de Durand seront envoyées à la présidence de la République pour demander sa grâce. A l’étranger, à Liverpool, à Rome et jusqu’à Melbourne ou Chicago, on enregistrera des grèves et des marches en faveur de Durand.

On distingue toutefois plusieurs stratégies au sein de la gauche française. La frange insurrectionnelle prône la guerre à outrance. « Assez d’ordres du jour platoniques. Assez de meetings où toute l’énergie s’envole en claquements de main, décrète La Guerre sociale (25 novembre 1910) à l’annonce du verdict. Nos maîtres ne commenceront à se montrer raisonnables et humains que quand nous nous déciderons à leur appliquer la loi de Lynch : œil pour œil, dent pour dent. » Dans L’Humanité (10 décembre 1910), dont il est le directeur, Jean Jaurès exhorte au contraire à maintenir l’affaire sur le terrain légal et juridique. S’étant plongé dans le dossier judiciaire et ayant découvert la machination de la Transat, il ne s’attaque pas seulement à la lourdeur du verdict mais à la condamnation elle-même. « Ce n’est pas seulement l’échafaud qui serait un crime contre Durand, insiste-t-il, c’est le bagne. Il est innocent, pleinement innocent. »

Le journal de Jaurès publie les lettres que Durand, tout juste trentenaire, a envoyées à ses parents dans les jours qui ont suivi son arrestation. On y découvre un militant exemplaire et une personnalité délicate, aux antipodes de ce que dit des syndicalistes la presse huppée. Militant antialcoolique et membre de la Ligue des droits de l’homme, Durand s’est toujours battu pour détourner ses camarades de la boisson, qui embrume le travail syndical, et de la violence, dérivatif impuissant, à ses yeux, qui divise la classe ouvrière.

Son innocence ne faisant bientôt plus de doute, l’affaire Durand se transforme en « nouvelle affaire Dreyfus ». Comme pour le capitaine, c’est la réhabilitation qu’on réclame pour l’ouvrier. En rapprochant les deux affaires, la gauche cherche aussi à défier les intellectuels et les républicains de gouvernement. « Si, par aventure, la haine bourgeoise s’obstinait sur le condamné à mort, tonne le journaliste libertaire Victor Méric, l’affaire Durand pourrait bien prendre des proportions telles qu’à côté, l’autre affaire, celle du capitaine, n’apparaîtrait plus que comme un jeu de marmousets (3). »

Les intellectuels commencent à signer des pétitions. Un nombre croissant de parlementaires, suivant le député radical-socialiste Paul Meunier, finissent par prendre position. Les militants syndicalistes, joignant le geste à la parole, organisent une marche sur l’Elysée pour le 1er janvier 1911. Sous pression, le président Armand Fallières commue la peine de Durand à sept ans de réclusion. Les protestataires s’étouffent : « Sept ans pour un innocent ! ? » La mobilisation ne faiblissant pas, Durand est finalement élargi le 16 février.

Les cris de joie qui accueillent cette libération n’effacent pas les divergences à gauche. Pendant que les uns y voient un succès parlementaire, les autres magnifient la mobilisation ouvrière. C’est l’union qui a permis la victoire, tranche Jaurès. S’étant de longue date donné pour mission de réhabiliter l’idée républicaine aux yeux d’un prolétariat désabusé, le dirigeant socialiste en profite pour revenir sur l’affaire Dreyfus, souvent perçue dans les milieux populaires comme une simple « affaire de bourgeois ». C’est précisément parce que nous nous sommes jadis « dressés contre le crime de la raison d’Etat militariste », insiste-t-il, que nous pouvons aujourd’hui exiger de la République qu’elle rende justice à l’ouvrier victime de « la raison d’Etat capitaliste » (L’Humanité, 16 février 1911).

Reste que les nobles idéaux se heurtent parfois à de cruelles réalités : Jules Durand, en captivité, a perdu la raison. Choqué par son arrestation, sonné par sa condamnation, fragilisé par sa détention, il est sujet au délire de persécution et s’enfonce dans la démence. Il ne reconnaît plus ses proches, se frappe la tête contre les murs, se prend pour Jésus-Christ... Incurable, il est placé en asile psychiatrique en avril 1911, pour le restant de ses jours. Il faudra toute la persévérance du député Paul Meunier pour permettre enfin sa réhabilitation, en 1918.

Thomas Deltombe.

(1) Cf. Philippe Huet, Les Quais de la colère, Albin Michel, Paris, 2004, et Emile Danoën, L’Affaire Quinot, éd. CNT-RP, Paris, 2010.

(2) Déposséder les possédants. La grève générale aux “temps héroïques” du syndicalisme révolutionnaire (1895-1906), textes rassemblés et présentés par Miguel Chueca, Agone, Marseille, 2008.

(3) Les Hommes du jour, Paris, 7 décembre 1910.

 
A propos de éditions CNT-RP
Michel Bakounine, présentation de Frank Mintz, 2006, 72 pages. Ce court livre, le second de la collection « Classiques » des Éditions CNT, rassemble deux textes essentiels de Bakounine, « La politique de l’Internationale » (paru en 1868 dans L’Égalité) et « Organisation de l’Internationale » (publié (...)
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