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"1910 - Naissance de la CNT", la revue de presse

- Revue Gavroche, n° 166, avril-juin 2011, p. 44.

Traduit pour la première fois en français et publié à l’occasion du centenaire de la naissance de la Confédération nationale du travail, ce texte retrace les débats du congrès de fondation de la grande centrale syndicale espagnole. Ledit congrès avait été organisé afin de transformer la confédération catalane Solidarité ouvrière - créée en 1907 par des anarchistes, des socialistes et des radicaux - en une organisation nationale, qui viendrait disputer à l’Union générale des travailleurs (socialiste) la représentation de la classe ouvrière espagnole. Prévu pour 1909, le congrès de fondation de ce qui devait être la CGT d’Espagne, en référence à l’organisation ouvrière française, avait été reporté d’un an à cause de l’insurrection populaire de la fin juillet 1909, la « Semaine tragique » qui embrasa les rues de Barcelone.

Élargi aux représentants de toutes les organisations syndicales du pays, le congrès des Beaux-Arts vit s’affronter dès le début les partisans, libertaires et syndicalistes d’action directe, de la création d’une organisation rivale de l’UGT et ceux qui, militants ou proches du mouvement socialiste, souhaitaient que la Solidarité ouvrière garde son caractère régional. C’est de ce débat dont portent témoignage les extraits publiés ci-contre.

Une discussion s’ouvre sur ce thème, l’assemblée établissant trois tours de parole pour et trois contre, le premier à user de la parole étant le compagnon Farré, de Tarrasa, lequel dit qu’il ne faut pas prendre la résolution majoritaire comme une expression de haine à l’égard de l’Union générale des travailleurs. Bien au contraire, discuter du thème d’une confédération nationale ouvrière vise à regrouper en une fédération les sociétés qui existent hors de l’Union générale des travailleurs. Le compagnon Puig, des graveurs sur cylindres, use de la parole pour défendre le vote minoritaire. II allègue à l’appui de ce vote que l’Union générale des travailleurs admettrait en son sein la fédération ouvrière catalane, et en conséquent il demande qu’on adopte le vote minoritaire et qu’on rejette le majoritaire. En outre, dit-il, si la fédération Solidarité ouvrière était déclarée nationale, elle serait qualifiée de jaune.

Le compagnon Negre prend la parole et commence par prier tous les délégués de ne pas s’échauffer dans les discussions, puisqu’ici, dit-il, on ne cherche pas la désunion, mais, bien au contraire, la lumière et l’harmonie entre tous les exploités. II ajoute que l’initiative de transformer Solidarité ouvrière en confédération espagnole n’est pas issue de [SO], mais de nombreuses entités extérieures à la Catalogne qui sont avides de se solidariser avec les sociétés, aujourd’hui en dehors de l’Union générale des travailleurs, qui voient avec sympathie les moyens de l’action directe. [...] II indique de surcroît que, une fois fondée la fédération ouvrière espagnole, on verra bien quel est le moyen le plus efficace, celui auquel recourt une fédération ou l’autre. II critique ce qu’a dit le compagnon Puig, en affirmant que, depuis les événements du mois de juillet dernier jusqu’à présent, plus de vingt sociétés ouvrières ont intégré Solidarité ouvrière, preuve palpable du travail fructueux réalisé par elle. II conclut en disant que, si la classe ouvrière d’autres régions avait été regroupée au cours des événements de juillet, toute autre aurait été la fin des dits événements et on n’aurait pas assisté à la brutale répression qui eut lieu en Catalogne et dans d’autres régions espagnoles.
Le compagnon Sala, des coiffeurs, se prononce en faveur du vote minoritaire, alléguant que la création d’une confédération ouvrière espagnole serait la division du prolétariat. Le compagnon ÁIvarez, représentant des sociétés ouvrières de Gijón, prend la parole en faveur de la création de la fédération ouvrière nationale. II allègue en ce sens une infinité de données statistiques qui mettent en évidence qu’il existe hors de l’Union générale des travailleurs bien plus de sociétés que celles qui composent ladite Union ; il dit que la preuve palpable du désir de la création de la confédération espagnole est le grand nombre de sociétés qui assistent au présent congrès ; en outre, ajoute-t-il, la tactique aujourd’hui employée par l’Union générale des travailleurs ne satisfait pas les aspirations du prolétariat conscient. [...] Le compagnon Negre [...] dit que, après avoir écouté ceux qui ont parlé pour et contre la création d’une fédération ouvrière nationale, les délégués jugeront par leur vote de la nécessité ou pas de la création de cette fédération nationale. II insiste sur ses déclarations antérieures qui mettaient en évidence la nécessité urgente qu’il y a aujourd’hui de cette fédération nationale. II dit que les persécutions que subissent tous les jours les ouvriers affiliés à Solidarité ouvrière démontrent de façon palpable l’œuvre émancipatrice que réalise cette fédération, et la terreur que la bourgeoisie ressent à l’annonce de la moindre lutte économique ; il ajoute que cette fédération nationale n’échouera pas, puisqu’elle sera intégrée par des ouvriers conscients et décidés. On a dit, pour combattre cette fédération, qu’elle était composée uniquement et exclusivement d’anarchistes, ce qui n’est pas vrai : les décisions des sociétés ouvrières respectent la plus stricte neutralité, puisqu’elles regroupent des ouvriers de toutes les nuances. [...] Sierra Álvarez dit qu’il est très étonné de constater que certains compagnons font usage de la parole contre nos arguments : voulant nous démontrer les bontés de l’Union générale des travailleurs, ils oublient complètement les faits condamnables réalisés par cet organisme, des faits qui pourraient entraîner la défaite de certains de nos compagnons engagés dans des mouvements de grève ; et, à l’appui de cette affirmation, il demande qu’on se rappelle l’attitude de cet organisme en 1902, à l’occasion de la grève générale des ouvriers métallurgistes de Barcelone. [...] Sur proposition de la présidence, on procède à une nouvelle lecture de la résolution et des termes du vote. On passe aussitôt au vote, lequel donne le suivant résultat : 84 voix pour, 14 contre et trois abstentions.

- À contretemps, n° 40, mai 2011


Un centenaire

LE 1er novembre 1910, au terme de trois jours de débats au Palais des Beaux-Arts de Barcelone, les délégués du second congrès de la Confédération régionale Solidarité ouvrière – qui n’avait que trois ans – décidaient, à l’immense majorité, sa mutation en une confédération ouvrière à caractère national et de signe clairement syndicaliste révolutionnaire. Cette nouvelle organisation, qui aurait dû s’appeler Confédération générale du travail, en référence à l’organisation syndicale française du même nom qui lui servait de modèle, adopta, un an plus tard, sans qu’on connaisse très bien les raisons de ce glissement sémantique, l’appellation de Confédération nationale du travail (CNT).

À la date anniversaire de son centenaire, cet événement majeur de l’histoire sociale espagnole méritait bien une évocation. Dans ce cadre, les Éditions CNT-RP ont eu l’excellente idée de nous donner la première traduction française du compte rendu de ce congrès de fondation, texte originellement publié dans les colonnes de Solidaridad Obrera du 4 novembre 1910, qui, en l’absence d’actes, demeure un document historique de première main sur le sujet.

Maître d’œuvre de ce volume, Miguel Chueca, connaisseur émérite du syndicalisme français des origines et de l’anarcho-syndicalisme espagnol, a réalisé, une fois de plus, un travail tout à fait exemplaire de traduction, d’annotation et de mise en contexte de ce document. Ainsi, son « avant-propos », cinquante pages d’une grande densité, peut être considéré, sans risque de se tromper, comme un modèle du genre. Avec abondance de détails et particulière pertinence, Chueca y aborde la longue période qui mena de la constitution, en décembre 1869, de la section espagnole de l’AIT à la création en 1907 de Solidarité ouvrière, mais aussi les événements de la Semaine tragique de l’été 1909 et les répercussions qu’ils eurent au sein de Solidarité ouvrière. Enfin, il s’y livre à une radiographie extraordinairement pointilleuse de ce congrès de fondation de la CNT. De la belle ouvrage, en somme, qui honore une fois encore cette vaillante maison d’édition militante.

Comme le note Chueca, ce congrès, qui conduisit formellement à la dissolution de Solidarité ouvrière, ne resta pas, dans les annales, pour ce qu’il fut effectivement, à savoir le premier de la CNT [1]. Il n’en demeure pas moins que, malgré son faible impact mémoriel et archivistique, personne ne saurait sérieusement contester qu’il fonda la CNT. Encore confidentielle, cette CNT, il est vrai, n’avait évidemment rien à voir avec celle qui, vingt ans plus tard, marquera de sa très forte empreinte la classe ouvrière espagnole. Mais elle était bien là, en germe, sous nette influence du syndicalisme révolutionnaire à la française et dans l’attente d’effectuer sa mue anarcho-syndicaliste. De même, et c’est encore une injustice de l’histoire, on a peu retenu les noms de ces militants qui, tels José Negre, Joaquín Bueso ou Tomás Herreros, ont été à l’origine de cette montée en puissance d’une organisation farouchement attachée à l’action directe qui, malgré quelques ratés, fit globalement honneur à l’autonomie ouvrière. C’est aussi l’intérêt de ce livre que de le rappeler.

José Fergo

À contretemps, n° 40, mai 2011, p. 25
1. Celui-ci – Ier congrès ordinaire de la CNT – se tint un an plus tard, du 8 au 10 septembre 1911, dans le même Palais des Beaux-Arts de Barcelone.

- Alternative libertaire, n° 200, novembre 2010

1910 : La CNT, naissance d’une légende

Il y a cent ans, à l’issue du second congrès de la fédération régionale catalane Solidaridad Obrera, naissait la Confédération nationale du travail qui, malgré de longues périodes de mise hors la loi, allait marquer d’une forte empreinte l’histoire sociale espagnole, principalement au cours de la Seconde République, de 1931 à 1939.

L’histoire n’a pas retenu grand-chose du premier congrès de la CNT qui, à dire vrai, laissa peu de traces dans la mémoire des militants qui devaient faire la confédération des décennies suivantes. Il y a loin, en effet, de cette dernière, avec son drapeau rojinegro et son hymne adapté de La Varsovienne, à la petite confédération qui naît dans la plus grande discrétion entre le 30 octobre et le 1er novembre 1910, si loin même que, à l’issue du congrès, la nouvelle organisation était encore à la recherche de son nom définitif.

Solidaridad Obrera, l’ancêtre de la CNT

La fondation de l’organisation locale puis régionale qui précède la CNT ne fut pas le fruit d’un élan irrésistible du mouvement ouvrier catalan. Bien au contraire, celui-ci n’a cessé de battre en retraite depuis la grève générale de 1902, dans un contexte économique marqué par un fort chômage dans des secteurs industriels importants. Ce n’est donc pas tant la puissance des sociétés ouvrières de résistance que leur propre faiblesse qui explique le désir de quelques-unes d’entre elles de se regrouper en vue de créer une fédération qui aiderait à la relance d’un mouvement ouvrier assoupi depuis 1902. L’initiative est issue, semble-t-il, du syndicat Dependencia Mercantil, animé par le socialiste Antonio Badía. C’est dans les locaux de ce syndicat qu’a lieu, en juin 1907, la première réunion de la commission d’organisation de Solidaridad Obrera (SO), dont le nom a été choisi en référence – et en opposition – à Solidarité catalane, la coalition des partis nationalistes de la région.

En juillet, les représentants de 36 sociétés ouvrières signent un manifeste appelant les travailleurs de Barcelone à cesser leurs « luttes homicides » alors que les associations ouvrières sont abandonnées et que « le capital détruit toutes ces conquêtes sociales qu’un jour la classe ouvrière de Barcelone avait su obtenir ».

SO annonce qu’elle laissera les sociétés adhérentes libres d’adopter les « moyens de lutte et de défense » qu’elles jugeront appropriées aux circonstances et que, pour sa part, elle « ne suivra aucune tendance politique de parti », ne se souciant d’autre chose que de la défense des intérêts des ouvriers et de leur émancipation économique. Le 3 août, une assemblée regroupant les délégués d’une trentaine de syndicats fonde SO et élit son conseil directif. Le 19 octobre 1907 paraît le premier numéro de l’organe hebdomadaire de la nouvelle fédération, Solidaridad Obrera, qui vit grâce à l’appui financier du pédagogue Francisco Ferrer y Guardia et au concours des propagandistes espagnols du syndicalisme révolutionnaire, José Prat et le vétéran Anselmo Lorenzo, ex-membre de l’Internationale.
Vers une confédération nationale

L’année suivante, au 1er congrès de SO, organisé à Barcelone du 6 au 9 septembre 1908, les délégués ouvriers décident de la transformation de leur fédération municipale en une fédération régionale et, en réponse aux demandes issues de certaines fédérations ouvrières non catalanes, ils donnent l’autorisation à leurs porte-parole d’entrer en relations avec « les autres fédérations de résistance d’Espagne » pour œuvrer à la création d’une nouvelle organisation nationale, qui viendrait faire concurrence à la seule confédération ouvrière existant dans le pays, l’UGT (Union générale des travailleurs), d’obédience socialiste. Le congrès se clôt par un événement quasi unique dans les annales du mouvement ouvrier catalan : suivant la suggestion de l’un des meneurs de SO, le libertaire Tomás Herreros, on donne la parole à un représentant de chacune des tendances de la fédération, Jaime Anglés s’exprimant pour les républicains radicaux, José Rodríguez pour les anarchistes et Antonio Fabra Ribas au nom des socialistes.

Le congrès fondateur de la nouvelle confédération ouvrière aurait dû se tenir en septembre 1909, mais les événements de l’été en décidèrent autrement. Le 26 juillet de cette année, commençait une grève générale à la suite de la décision du gouvernement Maura d’envoyer les réservistes combattre au Maroc espagnol. Le mouvement allait déboucher bien vite sur une insurrection armée, qui se prolongea du lundi 26 au samedi 31 juillet, la fameuse « Semaine tragique », pour laquelle Francisco Ferrer fut jugé et condamné à mort en tant qu’« auteur et chef de la rébellion ».

Malgré la répression qui s’abat sur le mouvement ouvrier et la fonte de ses effectifs militants, les dirigeants de SO relèvent le gant et, sous l’impulsion du groupe des ouvriers typographes de Barcelone, convoquent un congrès chargé de créer la seconde confédération ouvrière espagnole. Le congrès se tiendra dans les locaux du Palacio de Bellas Artes, une salle construite à l’occasion de l’Exposition universelle de 1888.

Les délégués du congrès de constitution

Si on en croit la liste donnée à la fin du compte rendu paru dans les colonnes de SO [1], il y aurait eu 126 délégués mandatés au congrès par 106 sociétés ouvrières et sept fédérations locales, un certain nombre d’entre elles étant représentées par deux, voire trois, délégués. Les sociétés représentées dans cette liste – catalanes en majorité – sont numérotées de 1 à 96, un chiffre qui représente le total (légèrement sous-estimé) des mandataires admis à participer aux différents votes, étant entendu que seul un délégué de chacune de ces sociétés pourra l’être. Trop démunis pour envoyer des mandataires à Barcelone, la grande majorité des syndicats étrangers à la région, les andalous au premier chef, ont donné pouvoir à des syndicalistes du lieu pour les représenter. Dans d’autres cas, on a recouru à la multi-représentation : c’est ainsi que le seul Pedro Sierra est venu à la cité comtale avec le pouvoir de près d’une vingtaine de syndicats des Asturies.

S’agissant de l’orientation des syndicats représentés au congrès, il faut noter l’absence d’un certain nombre de sociétés ouvrières modérées, celles de Mataró, de Reus ou de Tarragone, qui avaient assisté aux congrès antérieurs de SO. La plupart des syndicats catalans sont de Barcelone, de Tarrasa et Sabadell, des villes où prédomine l’influence anarchiste. Inutile de dire que le congrès n’a pas attiré un seul syndicat du Pays basque ou de Madrid, tous acquis au socialisme. En outre, aucun des leaders socialistes actifs dans l’étape précédente de SO n’assiste au congrès, mais quelques-unes des sociétés représentées sont proches de l’UGT et quatre d’entre elles sont même affiliées à la confédération socialiste.

Quant aux républicains partisans du démagogue radical Alejandro Lerroux, ils semblent avoir renoncé à exercer la moindre influence au sein de la fédération catalane, malgré les fanfaronnades de ses porte-parole, dont l’un n’avait pas hésité à déclarer que « SO serait lerrouxiste ou cesserait d’exister ». Le congrès commence le dimanche 30 octobre au matin et c’est le président en fonction de SO, José Negre, qui ouvre la séance. Comme il est d’usage, une commission est nommée pour procéder à la vérification des mandats des délégués présents, puis l’assemblée désigne les membres des cinq commissions chargées de se prononcer sur les thèmes soumis à l’attention des congressistes, à raison de trois thèmes par commission.
Débats et résolutions du congrès

Il revient à la première d’aborder le sujet qui est au centre même de l’événement, la transformation de SO en une « Confédération générale du travail ». L’un des quelques socialistes présents au congrès, Juan Durán, en fait partie et il y défendra le point de vue des adversaires de la constitution d’une nouvelle confédération. Les autres commissions sont chargées de réfléchir, entre autres choses, à la création d’un quotidien syndicaliste, à la fondation d’écoles liées aux syndicats ouvriers, à l’abolition du salaire à la tâche et du travail des moins de 14 ans, à la lutte pour l’instauration des huit heures et d’un salaire minimum, à l’attitude des sociétés fédérées quand l’une d’entre elles est victime de la répression étatique, mais aussi à des sujets plus théoriques comme la nature du syndicalisme (moyen ou fin de l’émancipation ouvrière ?), la conception syndicaliste de la grève générale (Peut-elle être pacifique ou doit-elle être essentiellement révolutionnaire ?) ou encore « la seule et véritable interprétation » de la devise de l’Internationale (« l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes »).

On ne peut pas dire que les organisateurs du congrès se soient souciés de ménager le moindre suspense dans le déroulement des débats. Contrairement à leurs homologues français de la CGT qui, au congrès d’Amiens, avaient laissé le principal sujet de discorde entre les délégués pour la fin des débats, eux optent pour traiter en premier de ce qui leur paraît être – ce qui est, de fait – l’objet primordial de leur assemblée : la transformation de SO en une confédération nationale, au risque de donner l’impression que le congrès est fini dès sa première séance.

Une nouvelle confédération ouvrière

En effet, aussitôt lus quatre messages adressés aux participants par Anselmo Lorenzo, l’anarchiste néo-malthusien Vicente García, les syndicalistes révolutionnaires de l’Ateneo Sindicalista et un groupe espérantiste, on fait connaître la résolution élaborée par la majorité de la commission chargée de se prononcer sur la nécessité de transformer SO en une confédération nationale. Pour preuve de leur bonne volonté à l’égard de la centrale socialiste, les rapporteurs notent dans leur motion que la nouvelle organisation ne vise pas à aller sur ses plates-bandes, mais qu’il s’agit de regrouper « temporairement toutes ces sociétés non affiliées à l’UGT, à condition que, une fois constituée la CG du travail espagnole, on essaie de parvenir à un accord entre les deux fédérations afin d’unir toute la classe ouvrière en une seule organisation ». La résolution souscrite par cinq membres de la commission est cependant accompagnée d’une motion minoritaire signée par Juan Durán, flanqué pour l’occasion d’un autre militant du PSOE. Ceux-ci demandent que SO reste une fédération régionale et qu’elle se mette immédiatement en relations avec l’UGT en vue de travailler à l’unité ouvrière.

José Negre prend la parole pour préciser que l’initiative de faire de SO une confédération nationale n’est pas issue de la fédération catalane mais de très nombreuses sociétés ouvrières d’autres régions, « avides de se solidariser avec les sociétés qui aujourd’hui ne sont pas intégrées à l’UGT et qui, en revanche, voient avec sympathie les moyens de l’action directe ». Il croit utile de préciser que la nouvelle confédération « n’affronterait jamais l’UGT mais qu’elle l’appuierait dans toutes ses luttes ». Il reprend la parole un peu plus tard, après quelques échanges assez vifs, pour insister sur la ligne strictement syndicaliste de SO et rappeler que, contrairement à ce qu’on a pu en dire, elle n’est pas « composée uniquement et exclusivement d’anarchistes » et qu’on y observe « la plus stricte neutralité », la fédération étant intégrée par des ouvriers de toutes les opinions.

Une fois conclus les débats, où la position des deux délégués socialistes bénéficie de peu de soutiens, le congrès décide de la création de la nouvelle confédération ouvrière, 84 des délégués votant pour, 14 contre et trois d’entre eux s’abstenant, une décision que laissait présager l’orientation de la plupart des syndicats représentés et la simple présence de plus de trente sociétés ouvrières non catalanes, venues tout exprès au congrès.
Vers la CNT

À ce moment-là, le congrès a tiré le plus gros de ses cartouches et il est clair que, au soir du 30 octobre, l’essentiel a été dit. Il n’en continuera pas moins jusqu’au surlendemain mais, si on en croit le compte rendu paru dans SO, aucun des thèmes suivants ne suscitera de très vifs débats, à l’exception peut-être de celui qui s’ouvre autour du long (et passablement verbeux) rapport de la quatrième commission. Ce texte s’occupait du sens qu’il conviendrait de donner à la vieille devise de l’Internationale, mais c’est sur le thème adjacent de la fonction des classes intellectuelles et de leur rapport à la classe ouvrière qu’ont porté les observations de certains délégués. La résolution sur la nature du syndicalisme semble aussi avoir provoqué des discussions animées mais elle n’en est pas moins adoptée telle quelle par le congrès. En revanche, le long texte consacré à la notion de la grève générale, dû à Joaquín Bueso, est acclamé par l’ensemble des délégués présents, à l’instar des autres résolutions proposées par les commissions.

Puis, après l’évocation d’un certain nombre de questions non prévues à l’ordre du jour, dont la grève des ouvriers de Sabadell, le secrétaire de SO – qui sera aussi, à partir du 19 novembre, le secrétaire de la nouvelle confédération – résume les travaux du congrès et le clôt de quelques mots d’encouragements adressés en particulier aux « compagnons des régions » pour qu’ils amènent à leurs localités respectives leurs « désirs d’émancipation ».

Au soir du 1er novembre 1910, les délégués présents au Palacio de Bellas Artes peuvent se séparer avec le sentiment du devoir accompli. Toutefois, en fondant une organisation qui va disputer la représentation du prolétariat militant espagnol à l’UGT, ils ont rompu la fragile unité de 1907, les socialistes catalans quittant rapidement une confédération dont ils n’avaient pas voulu la naissance. Il faudra quelque temps encore pour que celle-ci adopte, à partir de 1911, le nom sous lequel elle passera à l’histoire, quelques années de plus pour qu’elle devienne, malgré plusieurs périodes de clandestinité, un véritable syndicat de masses, supérieur en nombre à son rival socialiste, puis pour qu’elle s’assigne, en 1919, le « communisme anarchique » comme but final de son combat. Et il faudra attendre l’avènement de la République pour qu’elle adopte, en 1931, le drapeau rouge et noir et deux ans de plus pour que Valeriano Orobón Fernández écrive, sous le titre A las barricadas, le chant qui deviendra l’hymne légendaire de la CNT.

Miguel Chueca

Miguel Chueca est enseignant à l’université Paris-X Nanterre, il a publié le recueil de textes Déposséder les possédants. La grève générale aux « temps héroïques » du syndicalisme révolutionnaire (1895-1906) (Agone, 2008) ; et s’est chargé des volumes Le syndicalisme révolutionnaire, la charte d’Amiens et l’autonomie ouvrière (CNT-RP, 2009) et L’Action directe et autres écrits syndicalistes d’Émile Pouget (Agone, 2010).

[1] Solidaridad Obrera, 4 novembre 1910. Comme il n’existe pas d’actes de ce congrès, seul le compte rendu publié a permis d’en connaître le contenu. On pourra en lire une traduction française dans un volume que publieront les éditions CNT-RP avant la fin de l’année 2010.

- Sur le site des éditions Libertalia

1910. Naissance de la CNT.
Éditions CNT-RP, 2010, 15 euros.

Il y a un peu plus de cent ans, le 30 octobre et le 1er novembre 1910, au Palacio de Bellas Artes de Barcelone, les quelque 125 délégués ouvriers présents au congrès de Solidaridad Obrera (SO), décidaient de transformer l’organisation régionale catalane en une nouvelle confédération regroupant toutes les sociétés ouvrières espagnoles. Seuls les socialistes, proches de l’Union générale des travailleurs (UGT), refusèrent sa création. La CNT était née. Mais, et c’est là l’intérêt principal de ce livre, cette naissance laissa une faible empreinte dans l’histoire sociale espagnole. En fait, elle est quasiment passée inaperçue.

La CNT s’est en effet constituée dans un contexte difficile pour le mouvement ouvrier, quinze mois après la « semaine tragique » de juillet 1909 qui s’acheva par l’exécution de Francisco Ferrer et une implacable répression faisant fondre les rangs de SO de 15 000 à 4 000 membres…

Miguel Chueca, qui a traduit et présenté (admirablement) cet ouvrage, est parti à la recherche des rares sources qui permettent de restituer l’ambiance de ce congrès : il s’est principalement appuyé sur le compte rendu publié par l’hebdomadaire Solidaridad Obrera en novembre 1910 ainsi que sur une brochure préfacée par José Peirats en 1976. Il nous explique qu’à l’exception de José Negre, nul militant notoire ne participa au congrès de fondation ; que les délégués de la CNT étaient influencés par le syndicalisme révolutionnaire de la CGT française ; que les débats peu passionnés portèrent sur la question du coût des loyers, la durée du temps de travail, la nécessité de se doter d’un organe de presse quotidien, etc. Le nom de la confédération n’était pas tout à fait défini au terme du congrès ; les questions d’organisation interne furent négligées. En fait, il fallut attendre les années 1914-1915 pour que la CNT s’organise vraiment à l’échelle nationale, puis le congrès de 1919, où riche déjà de 750 000 adhérents, elle s’assigna le « communisme anarchique » comme but final.

- Sur le site de la librairie Publico

L’organisation catalane Solidaridad Obrera s’est constituée en 1907, et transformée en confédération régionale en 1908. Son deuxième congrès, en 1910, allait entériner la naissance d’une nouvelle confédération ouvrière, fondée sur le principe de l’action directe. Ce livre est la traduction du compte rendu paru dans le journal de l’organisation, le seul document que nous ayons sur la naissance de la CNT.

- N’Autre école n° 28, décembre 2010

Cette publication du compte-rendu du congrès constitutif de la CNT est la contribution des éditions CNT-RP au centenaire du syndicat espagnol. À défaut des actes du congrès, ce compte-rendu, inédit en français, nous replonge dans l’ambiance euphorique et électrique de la Catalogne du début du siècle. Après la Semaine tragique et sa terrible répression, les ouvriers de toute la péninsule décident de s’organiser autour du noyau de Solidarida Obrera pour inventer un nouveau syndicalisme, révolutionnaire et solidaire. La très riche introduction de Miguel Chueca permet de replacer cet événement dans la longue et singulière histoire du mouvement ouvrier espagnol. Cette parution souligne aussi l’indifférence qui a prévalu en France pour cet anniversaire. Après un relatif intérêt pour la révolution de 36, il semble que la chape de plomb soit une nouvelle fois retombée sur ce soulèvement majeur de l’histoire du xxe siècle et sur les conditions qui l’ont rendu possible. Entre l’amnésie libérale et le révisionnisme stalinien qui subsiste encore aujourd’hui, transmettre l’histoire de ceux qui osèrent la liberté dans l’égalité est plus que jamais une démarche révolutionnaire.

- Sur Anarlivres

Les Editions CNT-RP commémore la création de la Confederación Nacional del Trabajo (CNT) en publiant 1910 - Naissance de la CNT (142 p., 15 euros), compte rendu du second congrès (30 octobre-1er novembre 1910) de la confédération syndicale catalane Solidaridad Obrera. Au cours de celui-ci, elle décida (en présence de délégations ou de mandats d’autres régions) de se transformer en confédération nationale dans le but de regrouper sur le principe de l’action directe toutes les sociétés ouvrières restées à l’écart de l’Union générale des travailleurs (UGT), d’obédience socialiste. On sait ce qu’il est advenu de la CNT qui allait marquer de son empreinte l’histoire sociale espagnole au cours des décennies suivantes et, à défaut des actes du congrès, ce sont les seules traces – pour la première fois traduites en français – qui restent des débats entre partisans (anarchistes et syndicalistes révolutionnaires) et ceux qui refusaient (socialistes) cette transformation.

 
A propos de éditions CNT-RP
Michel Bakounine, présentation de Frank Mintz, 2006, 72 pages. Ce court livre, le second de la collection « Classiques » des Éditions CNT, rassemble deux textes essentiels de Bakounine, « La politique de l’Internationale » (paru en 1868 dans L’Égalité) et « Organisation de l’Internationale » (publié (...)
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