Honnis par la bourgeoisie industrielle du xixe, les syndicats n’ont été reconnus par les élites dirigeantes qu’au xxe siècle. Cette reconnaissance ne fut acquise qu’au prix de leur intégration progressive dans la cogestion des fonctions sociales de l’État, en France et ailleurs. Tantôt ennemi de la toute-puissance patronale, tantôt instrument de la paix sociale, le syndicat, organisation fondatrice du mouvement ouvrier, a subi les attaques du pouvoir, qui le réprime d’un côté, et le pousse à l’intégration de l’autre.

Après les grandes grèves de 1995 et de 2006 contre le CPE, le gouvernement, à travers notamment la voix de son sinistre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy, trouve les syndicats français à la fois trop petits et trop contestataires. La réforme en cours prétend donc les rendre plus « représentatifs » et en même temps plus intégrés à une cogestion des entreprises et de l’État. L’expérience de la CFDT nous rappelle que cette voie se solde toujours par un affaiblissement de la lutte syndicale et par des régressions sociales.

Les critères actuels

Dans une entreprise du secteur privé, aux termes de l’article L. 133-2 du Code du travail, la représentativité des organisations syndicales est déterminée d’après cinq critères : les effectifs, l’indépendance, les cotisations, l’expérience et l’ancienneté du syndicat, l’attitude patriotique pendant l’Occupation. Mais, à côté de ces critères issus directement de la législation, le ministre ou le juge apprécient également l’audience (mesurée notamment par les résultats électoraux) et l’activité (caractérisée par le dynamisme des actions menées).

Les cinq « grandes confédérations » (CGT, CFDT, FO, CFTC et CGC) bénéficient depuis 1966 d’une présomption irréfragable (c’est-à-dire incontestable) de la représentativité. Elles sont reconnues représentatives sans avoir à démontrer qu’elles remplissent les critères. Elles siègent également de droit dans les négociations de branche, et au niveau interprofessionnel, avec l’État.

Pour la CNT, il est possible d’obtenir la représentativité dans toute entreprise où elle est implantée si elle n’est pas contestée dans les quinze jours qui suivent la désignation de son délégué syndical par lettre recommandée à l’entreprise. Sinon, il faut prouver sa représentativité devant le tribunal d’instance au regard des critères juridiques. Ce système n’est pas la panacée, car il entraîne souvent des procédures judiciaires difficiles en raison de la contestation par l’employeur ou même parfois par d’autres sections syndicales qui ne voient pas d’un bon œil l’arrivée d’une nouvelle section très revendicative, à l’image des cinémas Rytmann, à Paris, où la désignation d’un délégué syndical CNT en novembre 2004 a été contestée par la CGT, FO et la direction.

Les différentes options

Deux textes rassemblent différentes pistes pour la réforme : le rapport Hadas-Lebel, remis en 2006, et l’avis du conseil économique et social (CES), qui vient de sortir. Le rapport prévoit un scénario « d’adaptation » et un de « transformation », tandis que l’avis du CES opte pour la transformation avec cependant des propositions différentes.

Un scénario d’adaptation

Le rapport Hadas-Lebel propose le maintien du système de représentativité irréfragable des cinq confédérations, tout en révisant cette liste après chaque grande élection (soit les élections prud’homales – tous les cinq ans –, soit les élections de délégués du personnel – tous les quatre ans –, soit une autre élection à échelle nationale dont les modalités restent à définir). Au niveau de l’entreprise, les organisations syndicales qui n’auraient pas la représentativité irréfragable pourraient être reconnues selon des modalités proches du système actuel, et au niveau de la branche, par une décision administrative. À tous ces niveaux, de nouveaux critères s’ajoutent à ceux cités précédemment, avec un changement : l’attitude patriotique pendant la guerre serait remplacée par le respect des valeurs républicaines, notamment par le rejet de toute action violente. Une notion très floue, l’action syndicale pouvant parfois être qualifiée de violente (piquet de grève, occupation « musclée », arrachage d’OGM, etc.).

Les scénarios de transformation

Selon le rapport Hadas-Lebel comme pour l’avis du CES, il faut abroger la représentativité irréfragable des cinq, au profit des élections (auxquelles ne pourraient participer que les syndicats remplissant les nouveaux critères précédemment énoncés). Partant de là, plusieurs possibilités sont envisagées : ces élections pouvant être les élections professionnelles (délégués du personnel ou au comité d’entreprise), les élections prud’homales ou une élection nationale, distincte, à définir.

Pourquoi cette réforme ?

L’histoire a montré que, quand on le laisse se bureaucratiser, le syndicat peut devenir un outil de contrôle social dans les mains du patronat et de son fidèle gendarme, l’État. Ainsi, autant un syndicalisme d’action directe à la base peut attirer sur lui les pires répressions, autant un syndicalisme de dialogue, tendant à une illusoire cogestion, peut faire l’objet de tous les soins.

La réforme actuelle répond à cette volonté de renforcer un syndicalisme de délégation, avec des représentants relégitimés qui pourront signer toutes les régressions. Ce qui frappe dans ce contexte, c’est que les syndicats – de Solidaires à la CFDT – tapent tous à la porte de cette réforme pour avoir la place la plus proche du poêle de la légalité. Depuis des années, l’UNSA et Solidaires demandent à entrer dans le club des cinq. Feignant de satisfaire cette demande, le gouvernement a entamé le processus actuel, et l’on assiste maintenant à une véritable cohue de bétail pour accéder à la mangoire : les directions de la CFDT et de la CGT viennent de pondre un amendement qu’ils veulent voir intégrer au projet de loi sur le dialogue social, montrant bien ainsi qu’il s’agit derrière cette réforme de décider qui siégera, et donc qui aura les subventions publiques, les postes de permanents dans les institutions paritaires, etc. Leur amendement propose d’établir la représentativité à partir des élections de délégués du personnel et du comité d’entreprise, toujours avec comme précondition de remplir les critères légaux. Parmi les autres syndicats aujourd’hui représentatifs, tous sont contre par peur de perdre leur place acquise : FO met en avant les élections à la Sécurité sociale (sa place forte), la CFTC et la CGC parlent d’un syndicalisme d’adhésion, et la CGC demande de réserver le bénéfice des accords aux adhérents des syndicats signataires, rejoignant le système corporatiste à l’américaine prôné par Ségolène Royal. Ce système entraîne un assez fort taux de syndicalisation, beaucoup de fonds de pension, et très peu de grèves. Le Medef, lui, hésite, mais a peur de perdre son trio de copains abonnés aux accords miteux (CFDT, CFTC, et CGC).

Mais quid dans tout cela du syndicalisme de terrain dans le privé ?

Quels enjeux pour la CNT ?

Évidemment, l’avenir du syndicalisme défendu par la CNT n’est envisagé ni dans les rapports ni dans les avis. Rien non plus dans les différentes déclarations syndicales sur la répression qui frappe les militants syndicaux, surtout ceux qui ne bénéficient pas de la représentation irréfragable. Rien sur les droits des délégués syndicaux dans les petites entreprises où les syndicats sont généralement absents ou en incapacité d’agir. Rien n’est dit sur la possibilité d’être représentatif sur les critères de l’indépendance, des adhésions, de l’activité… qui sont pourtant la base du syndicalisme (d’ailleurs, malgré cette réforme, pourrons-nous toujours prouver notre représentativité syndicale dans une entreprise en cas de contestation ?). Au contraire, on nous ajoute le critère du « respect des valeurs républicaines », qui pourra être utilisé pour réprimer notre projet révolutionnaire, nos statuts prônant notamment la suppression de l’État , ce qui est a priori en opposition à ce nouveau critère.

Et toutes les pistes mènent à des élections et donc à une intégration accrue du syndicalisme à l’entreprise et à l’État, dont on peut rire quand on parle de critère d’indépendance alors que certains syndicats sont financés à hauteur de 60 % par les subventions publiques !

Pour la CNT, le syndicalisme doit rester l’outil des travailleurs en lutte dans les entreprises et ne doit pas se fourvoyer dans une délégation permanente à des individus siégeant dans les instances créées par l’État et le patronat. Il faut s’attendre, dans un futur proche, à une transformation du modèle syndical français, menaçante pour nos pratiques syndicales. La CNT doit s’y préparer sans renier son identité anarcho-syndicaliste : nous nous battrons pour obtenir notre représentativité dans le secteur privé, mais pas à tout prix. Car notre projet révolutionnaire ne peut pas s’adosser à un syndicalisme de dialogue social, où l’État et les patrons ont besoin de partenaires acceptant de jouer le jeu.

Laurent STIS 59