Bois II, le nouveau roman d’Elisabeth Filhol, se situe toujours dans la veine ouvrière. Le précédent, La Centrale, témoignait de l’horreur intérimaire nourrie aux radiations de ces travailleurs invisibles qui vont de centrale nucléaire en centrale nucléaire gagner leur croûte. Dans Bois II c’est autour d’une entreprise de fabrication d’échafaudages en aluminium que tout se passe. De rachat en rachat, la boîte va fermer, la production ayant été délocalisée. Mais rien n’est clair. Les ouvriers et employés séquestrent l’actuel patron pour obtenir des informations autant que pour négocier des départs. « Depuis une heure que Mangin est en plein soleil, il est en nage. Il profite d’un de ces moments de silence, un de ces moments où tout le monde est abasourdi, pour se lever. "Tu restes assis". La réaction est immédiate. […] L’injonction est venue de Brian et à nouveau sa voix s’élève, sa voix qui porte loin sans efforts, sans avoir à crier, et lui intime l’ordre pour la deuxième fois : "Tu restes assis". » [1]

Évidemment, ça prend aux tripes. Parce que, loin de nous offrir le seul récit d’une action revendicative autant que désespérée, Élisabeth Filhol élargit le champ aux questions existentielles qui surgissent quand tout bascule : « Nous détourner de l’essentiel et noyer le poisson. Il sait faire. On le retrouve tel qu’en lui-même. Il ne négocie pas sous la contrainte. Mais s’expliquer et lever les malentendus, c’est important. Il faut prendre le temps de le faire, c’est ce qu’il dit. Surtout nous enfumer, dit Gaëlle, et reprendre la main, c’est ce qu’il veut. […] Parce qu’ensuite, une fois que les indemnités se seront évaporées, on ira où ? On s’en sortira comment ? Pour les plus jeunes qui ont encore tout à construire ? Pour les moins jeunes qui ne sont pas pour autant à l’abri ? " Sans perspectives, on va tous crever, dit Gaëlle. On aura peut-être un toit et de quo se nourrir, mais on crèvera tous quand même de grande misère. Rien devant, et rien derrière qui soit à la hauteur. Quand on y repense, tout ce qu’on aurait voulu faire, qu’on aurait pu faire, nos rêves intimes, comment on s’imaginait à quinze ans. Et nos parents, ce qu’ils étaient devenus, sûr qu’on se voyait autrement et à cheval sur un autre destin, mais rien de vécu qui soit à la hauteur. Et quand du jour au lendemain, ajoute-t-elle, tout s’arrête, tu comptes les années, tu te retournes. À peine ça vient de commencer, ça s’arrête. À vingt-six ans, c’est déjà trop tard. Quand d’autres ont une vie devant eux, on reste en rade. Le monde sans nous. On y croit pas ". » [2]

Bois II est aussi l’histoire et la mise en accusation de ces énormes groupes industriels, souvent partis de rien, qui reconfigurent la réalité de force sous le poids de leurs passages, écrasant la nature comme les vies humaines. « Un siècle plus tôt, quand Henry Merle fonde Péchiney à Salindres, et avec lui, partout en Europe, ceux qui alimentent l’énorme machinerie de la Révolution industrielle, le mode de fonctionnement, l’état d’esprit sont-ils différents ? Il reste quoi de cet état d’esprit aujourd’hui, chez l’ingénieur Guillaume Mangin, chez des gens comme lui, quelle trace du besoin de créer, de développer ? Et quelle conséquence pour nous, à l’échelle locale, d’ambitions comme la sienne, quel impact sur le territoire ? » [3]

L’écriture est sèche, la colère est dense et ne s’embarrasse pas d’inutiles circonvolutions. Les phrases courtes claquent comme des gifles, celles que se prennent les ouvriers au quotidien comme celle que, dans le cas présent, ils administrent à leur patron.

Bastien (SIPMCS)

[1Elisabeth Filhol, Bois II, POL, Paris, 2014, p. 196-197

[2Elisabeth Filhol, Bois II, POL, Paris, 2014, p. 196-197

[3Elisabeth Filhol, Bois II, POL, Paris, 2014, p. 230- 231