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Quelques notes de lecture par Philippe Cazal

Une Révolution pour horizon

Les Anarcho-syndicalistes espagnols, 1869-1939

lundi 5 mai 2014, par cnt66

Quelques notes de lecture par Philippe Cazal

Les Anarcho-syndicalistes espagnols, 1869-1939

Une Révolution pour horizon

José Peirats, Editions CNT-RP & Libertalia

http://www.cnt-f.org/une-revolution-pour-horizon.html

Né dans les luttes ouvrières de la fin de la première révolution industrielle espagnole, au milieu du XIXe siècle, mais aussi dans les luttes paysannes, l’anarcho-syndicalisme a atteint en Espagne une puissance inégalée ailleurs dans le monde. Le syndicat anarcho-syndicaliste, la CNT (Confédération nationale du travail), a dépassé le million d’adhérents à ses périodes les plus fastes (ce fut le cas en 1918 et à nouveau en 1936).

Ce livre raconte l’histoire de ce mouvement social révolutionnaire depuis sa naissance (la CNT a été fondée en 1869) à la fin de la guerre civile. La plupart des historiens n’ont retenu de la guerre civile espagnole qu’un combat à mort entre le fascisme et la démocratie. Ils ont généralement passé sous silence la révolution sociale mise en œuvre par les anarcho-syndicalistes dans la partie du territoire restée républicaine : une révolution éphémère mais unique et qui reste un exemple pour l’histoire à venir.

Militant et historien

Avec « Une Révolution pour horizon. Les Anarcho-Syndicalistes espagnols, 1869-1939 », paru aux Editions CNT-RP & Libertalia fin 2013, on peut à nouveau lire en français le précieux ouvrage de José Peirats, « Los anarquistas en la crisis política española ».

Cette deuxième édition française reprend la traduction d’Amapola Gracia et Philippe Cazal pour la première édition en français, parue aux Editions Repères-Silena (juin 1989), avec pour titre « Les anarchistes espagnols. Révolution de 1936 et luttes de toujours ».

Elle y ajoute une préface très intéressante de Freddy Gomez sur l’auteur et son positionnement dans le courant anarcho-syndicaliste.

Ouvrier briquetier puis journaliste, José Peirats (1908-1989) a notamment été le directeur, de 1934 à 1936, de Solidaridad Obrera, le quotidien de la CNT de Catalogne. En 1947, la CNT en exil lui demande d’écrire l’histoire de la CNT, ce qu’il fera d’abord dans une version en trois tomes (« La CNT en la revolución española », 1951, Editions CNT et plusieurs rééditions, non traduit en français à ce jour). Il rédigera ensuite une version synthétique, plus abordable, éditée pour la première fois en 1962 : c’est ce texte qui a été repris par les deux éditions françaises.

José Peirats, militant et historien, a toujours assumé cette double posture, qu’il a menée avec sincérité et objectivité, suscitant le débat par ses analyses y compris jusqu’à l’autocritique.

L’originalité du mouvement ouvrier espagnol

L’histoire de la CNT est en grande partie celle du mouvement ouvrier espagnol, qu’elle organise face au patronat. Tout au long de la deuxième moitié du XIXe siècle et au siècle suivant, la répression est brutale de la part du pouvoir ; et y compris, à partir de 1931, par les gouvernements de la IIe République.

La vision de la CNT, c’est d’une part le choix de l’action directe, dans les usines et dans la rue, avec pour but la révolution, l’émancipation du prolétariat, que l’on n’attend ni des partis de gouvernement ni de l’auto-réforme de l’État.

C’est d’autre part une organisation fédéraliste, par syndicats de branche reliés entre eux à la fois dans une logique de filière, de bas en haut (et non le contraire : le processus de décision part de la base et non du sommet), et avec une liaison horizontale (celle des instances de coordination aux différents niveaux géographiques, local, régional et national).

La prise de distance progressive, à partir de 1919, avec la Révolution russe et la IIIe internationale est significative : l’esprit libertaire, non-autoritaire, n’est pas compatible avec la dictature du prolétariat.

1936 : une société bloquée

A la veille de la guerre civile, les tensions sont à leur comble. Cette situation de blocage est héritée de l’histoire espagnole, où la monarchie, avec l’appui de l’Église, a imposé une chape de plomb au peuple ouvrier et paysan. Les injustices sont profondes, la misère grande, avec le système latifundiste et le caciquisme à la campagne, et avec la dure pression du patronat industriel, qui ne lâche rien.

La République, qui aurait pu commencer à réformer cette société, n’a pas su le faire, les membres des classes dirigeantes étant plus intéressés par leurs intérêts personnels que par ceux de la plus grande partie de la population.

Cette situation de tension se traduit par grèves, répression, montée du fascisme. Le soulèvement populaire des Asturies (1933) en est un élément.

Lorsque la gauche gagne les élections début 1936, a lieu le soulèvement militaire. Il est suivi, et les anarchistes y ont été pour beaucoup, par un contre-soulèvement populaire victorieux dans une grande partie du territoire. S’ensuit la guerre civile, qui finira, trois ans plus tard, par la victoire des factieux.

La révolution sociale

Dès le début de la guerre, les anarcho-syndicalistes mettent en œuvre une révolution sociale partout où ils sont fortement implantés : en particulier en Catalogne mais aussi en Aragon, dans le Levant et dans la partie libre de l’Andalousie.

On collectivise les usines, certains immeubles, les transports, la terre et le commerce. Les collectivités agraires, en particulier, atteignent un niveau d’organisation avancé, avec parfois la suppression de la monnaie.

En même temps, les anarcho-syndicalistes participent activement à l’effort de guerre (production d’armement, comités de ravitaillement…).

Le pouvoir de l’État, à Madrid et à Barcelone, d’abord débordé, n’aura de cesse ensuite de combattre ce mouvement de collectivisations et de le démanteler.

Peirats met en évidence le rôle du Parti Communiste dans ce combat entre l’autorité de l’État et les révolutionnaires. Vers la fin de la guerre, le parti était parvenu à s’installer largement dans les instances gouvernementales et militaires.

L’auteur analyse aussi, longuement, l’émergence de deux tendances au sein de la CNT, autour de la participation, ou non, au gouvernement. Le débat avait déjà eu lieu en 1931, avec le « manifeste des trente ». Il se poursuit dans le contexte de guerre, d’où l’argument de l’unité pour, en priorité, « gagner la guerre ». Il se poursuivra en exil.

La position des opposants à la participation au gouvernement puise dans les racines de l’esprit libertaire pour lequel « la destruction de tout pouvoir politique est le premier devoir du prolétariat. Toute organisation d’un pouvoir politique présumé provisoire et révolutionnaire pour parvenir à cette destruction ne pourrait être qu’un leurre supplémentaire et serait aussi dangereuse pour le prolétariat que tous les gouvernements qui existent à l’heure actuelle… » (congrès de l’internationale anti-autoritaire à Saint-Imier, en 1872).

La participation de la CNT (par décision de la majorité) au gouvernement, à partir de septembre 1936, n’empêchera pas, d’ailleurs, la répression des collectivités. On observe alors une tendance de la CNT à perdre son fonctionnement fédéraliste, de bas en haut, pour s’orienter vers un pouvoir des instances du sommet.

La défaite de 1939 mettra fin à l’expérience révolutionnaire anarcho-syndicaliste. En exil, la CNT ira de scission (1946) en réunification (1979), sur fond de désaccord entre la ligne classique des révolutionnaires et celle, jugée opportuniste par les premiers, des partisans de la participation aux gouvernements.

A cause notamment de la longue domination du régime franquiste en Espagne, la génération des révolutionnaires de 1936-39 n’a pas eu d’héritiers. Comme le dit Peirats, l’anarchisme ne se transmet pas, il naît dans les luttes.

Son livre permet, à travers l’expérience espagnole, de comprendre l’option libertaire et de prendre toute la mesure de ce qu’elle peut apporter aujourd’hui et demain.

Philippe Cazal, 03/05/2014

http://quelquesnotesdelecture.wordpress.com/