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Madrid : « Les jeunes réinventent les principes libertaires »

Par Nestor Romero | Ancien enseignant | 29/05/2011 | Article sorti de Rue 89

lundi 30 mai 2011, par cnt66

Je vous avais parlé de Tomas Ibanez, l’« inventeur » du symbole anarchiste le « A cerclé », à l’occasion de la sortie de son dernier livre, « Fragments épars pour un anarchisme sans dogmes ». Professeur de psychologie sociale à l’université autonome de Barcelone (où il vit), il revient sur origines de la « spanish revolution » et commente les modes d’action choisis par les jeunes de la Puerta del Sol et des autres villes mobilisées.
A ton avis, y avait-il des signes avant-coureurs laissant présager ce mouvement ?

Rien ne permettait de prévoir que les manifestations convoquées le 15 mai dans plusieurs villes d’Espagne donneraient naissance au mouvement actuel, ni dans son ampleur, ni dans ses formes concrètes. Cette journée aurait très bien pu s’achever sur la satisfaction d’avoir réuni des milliers de manifestants, en attendant une prochaine mobilisation.

Cependant, de nombreux signes avant-coureurs permettaient de penser que, tôt ou tard, un mouvement de ce type pourrait cristalliser. Il y a eu ces dernières années toute une série d’initiatives et de luttes venant d’en dehors des organisations politiques classiques. Elles ont pris la forme d’occupations, de manifestations ou d’assemblées sur les thèmes du logement, des banques, de l’université, de la précarité…

Mais pour s’en tenir aux signes les plus récents, il y eut par exemple, en dehors de toute organisation politique traditionnelle et pendant plusieurs jours avant la grève générale du 29 septembre, des assemblées massives de jeunes dans un énorme édifice occupé en pleine place Catalunya, à Barcelone.

Son évacuation par la police le jour même de la grève se solda par des affrontements violents, et quelques mois après il y eut une nouvelle tentative d’occupation pour maintenir à nouveau des assemblées massives.

Au début du mois d’avril, une manifestation convoquée à Madrid sous l’appellation de « Jeunesse sans futur » réunit plusieurs milliers de personnes qui scandaient : « Sans maison, sans boulot, sans retraite, sans peur », et qui faisait écho aux grandes manifestations convoquées le mois d’avant au Portugal par la « génération désespérée » sous le titre la « révolution précaire ».
Quelles sont, selon toi, au-delà des causes immédiates, les racines qui ont produit une insurrection de cette forme ?

Elles sont nombreuses :

45% de chômage chez les jeunes
une crise économique qu’on prévoit longue
l’absence de perspectives d’avenir
des mesures de restrictions économiques et sociales
des appels au sacrifice et à l’austérité
le spectacle de l’impunité de la corruption des politiciens
le scandale des hauts revenus dans les conseils d’administration et des bénéfices des banques
l’attitude conciliatrice des syndicats
le discours vide des partis politiques et leurs magouilles

Il y a là un ensemble de circonstances qui expliquent suffisamment le mécontentement, l’indignation et l’écœurement d’une partie de la jeunesse, mais il y a aussi d’autres éléments qui ont rendu possible ce que tu appelles l’insurrection actuelle :

la crise de la représentation, c’est-à-dire le sentiment de n’être reconnu par personne dans une démocratie dite représentative

l’abandon de la peur : c’est elle qui, dans des situations de récession, bloque la combativité ; les gens ont peur de perdre leur travail, d’encourir des représailles…

le sentiment d’un manque d’éthique généralisé, dans les relations internationales, dans les partis politiques, dans les milieux financiers

le sentiment qu’alors que des manifestations de résistances se produisaient un peu partout, Grèce, Angleterre, Portugal… la jeunesse espagnole était anesthésiée

la capacité de vaincre, très présente dans la force de l’imaginaire récent, manifestée par la détermination des occupants de la place Tahrir, au Caire.

En même temps, il est probable que pour ce qui est des formes concrètes prises par le mouvement, auto-organisationnelles, autogestionnaires, « assembléaires », sans leaders, avec des rotations permanentes, une certaine influence provienne des traditions libertaires ancrées dans l’imaginaire espagnol, et des réminiscences d’un Mai 68 que l’on retrouve dans l’ingéniosité des phrases écrites sur les affiches.

Ce qui a fourni au mouvement l’énergie nécessaire pour pouvoir s’affirmer, c’est l’expérience, constituée ces derniers temps, d’avoir la capacité de rassembler des milliers de personnes en dehors des organisations traditionnelles, et l’expérience de la force qui surgit de la mise en commun de volontés toutes différentes entre elles, mais tendues par le sentiment qu’« ensemble nous pouvons ».
Quelle est l’influence des différentes organisations politiques traditionnelles impliquées dans le mouvement ?

Même si des membres des organisations politiques traditionnelles participent au mouvement, ces organisations n’y sont pas impliquées.

Les assemblées n’acceptent pas que l’on puisse parler au nom d’une organisation et ils s’en tiennent fermement au principe que chaque participant n’intervient qu’en son nom et ne représente que lui-même.

Le slogan « personne ne nous représente » abonde sur les affiches et le mouvement a même refusé de se placer sous la dénomination des organisateurs des manifestations du 15 Mai « Démocratie réelle, maintenant ».

Les drapeaux, sigles, signes distinctifs… des organisations politiques ou syndicales sont bannis de l’espace occupé, et l’attitude est d’un respect extrême envers les intervenants, quitte à ce que l’assemblée manifeste sans bruit l’accord ou le désaccord.

L’organisation même du mouvement rend difficile qu’il puisse être chapeauté par une structure politique, parlementaire ou pas, car les propositions sont discutées dans les assemblées ouvertes de chaque commission, puis portées chaque jour devant l’assemblée générale, et les membres de la commission générale de coordination sont soumis à rotation.
Comment vois-tu la suite, après l’intervention de la police à Barcelone, et cette « offensive » des commerçants de Sol, sans parler des appels du Parti populaire au « nettoyage » des campements ?

La suite immédiate est difficile de prévoir, car les rebondissements sont incessants. Vendredi, la police intervenait à Barcelone : le résultat, c’est que ça a relancé et fortifié le mouvement, qui a regroupé dans la soirée des milliers de participants.

Les interventions des autorités ont toujours eu jusqu’à présent le même effet : évacuation de la Plaza del Sol à Madrid, retour en force du mouvement ; interdiction des occupations la veille des élections du 22 mai, renforcement du mouvement ; intervention musclée du 27 mai, relancement du mouvement.

Les agissements des autorités étant imprévisibles, il n’est pas exclu qu’une nouvelle décision ravive une fois de plus la mobilisation. Ceci dit, le plus probable est que les occupations des places espagnoles prennent bientôt fin et le mouvement se pose bien sûr la question de sa continuité.

Il y aura sans doute une certaine délocalisation en créant des collectifs de quartier et en maintenant les contacts entre collectifs au niveau des villes et du pays dans son ensemble, mais en maintenant des structures souples et en évitant la forme parti.

Il est possible qu’à la longue, seuls fonctionnent vraiment les réseaux Internet, mais ils garderont la possibilité de réinitier des occupations de places publiques, des manifestations, et des actions diverses qui n’auront d’autre garantie de succès que la réceptivité qu’elles trouveront chez les concernés.

Ce qui sans nul doute laissera des traces profondes c’est le processus enclenché, c’est l’expérience vécue par des milliers de jeunes et les transformations qu’ils auront éprouvées.
J’ai l’impression que ce mouvement confirme les thèses que tu développes dans ton livre, dont j’ai rendu compte sur Rue89.
Mais alors, pourquoi s’affirmer encore anarchiste, comme tu le fais avec toute la confusion trimbalée par le vocable ?

Oui, il s’agit d’un mouvement qui se coule difficilement dans le moule des organisations et des idéologies classiques. Mais tout en rejetant les étiquettes politiques identitaires, il réinvente dans la pratique bon nombre de principes organisationnels et politiques libertaires, ou en tout cas antihiérarchiques, horizontaux et soupçonneux envers les rapports de pouvoir.

Ce genre de mouvement a bien sûr toutes mes sympathies, et cependant j’ai du mal à renoncer à mes références anarchistes. Il se pourrait que ce soit une inertie liée à ma biographie, trop d’années vécues dans cette identité pour pouvoir la changer maintenant, peut être… mais je ne le crois pas.

Je crois que tout en ne mettant pas en avant cette étiquette, en demeurant critique envers bien de ses aspects et en sachant quelle est sa charge de confusions, la référence au bagage d’expériences historiques, de réflexions et de débats que charrie l’anarchisme continue à être utile pour se maintenir vigilant face aux mille ruses du pouvoir.

Photo : un jeune manifestant de la Puerta del Sol, à Madrid, samedi (Andrea Comas/Reuters)

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